Don Carlos délivre la Flandre dans son rêve d'infant
Don Carlos de Verdi : opéra chanté en français composé par un italien d'après un drame allemand situé à la Cour d'Espagne traitant de la Flandre. L’Opéra d'Anvers (avant Gand où se rendra cette production) annonce d'emblée la couleur, ou plutôt les couleurs européennes rappelant combien la Flandre est une terre d'échange au carrefour de l'Europe. La langue flamande est bien sûr également présente dans les programmes mais, petite révolution pour la maison (et la région), quelques pages y sont aussi traduites en anglais, comme l'ensemble des sur-titres dorénavant !
S'il existe un opéra du répertoire situé dans l'une des villes de l'institution lyrique flamande (Le Forgeron de Gand qui sera représenté in loco en février 2020), c'est sans doute Don Carlos de Verdi qui semble avoir été composé pour défendre ici la liberté flamande au service d'une concorde entre les peuples. Don Carlos -inspiré de Charles d'Autriche (1545-1568)- meurt pour avoir défendu la Flandre alors qu'elle était espagnole (pour Verdi, ces enjeux sont des références éminemment modernes : choisissant de mettre en musique cette lutte pour l'autonomie flamande, il défend la liberté des peuples, dont celle de son Italie face à l'Autriche, comme il le fait dans Aida avec les Éthiopiens esclaves des Égyptiens ou dans Nabucco avec les Juifs esclaves de Babylone).
Sans prolonger jusqu'à des enjeux et un contexte contemporains le travail de modernisation (comme peut le faire en ce moment l'Opéra de Paris avec un autre Verdi), la mise en scène de Johan Simons pour la Flandre la rapproche d'un siècle : le XXe avec sa vision psychanalytique. Psychanalyse et politique se rejoignent ici en s'appuyant sur l'œuvre-même : Don Carlos souffre du complexe d'Œdipe. Amoureux de sa belle-mère, il tente de l'oublier en se consacrant à la défense de la Flandre, mais il entre alors doublement en conflit (politique et sentimental) avec son père. Pour représenter cet aspect et tous ces enjeux, l'histoire est ici vue exclusivement à travers la psyché, le rêve psychanalysé d'un Don Carlos adulte-nourrisson, grand bébé s'élevant dans son lit à barreaux comme un enfant qui veut finir sa sieste, qui veut sortir de ce cauchemar. Il fait rouler son lit -puis plusieurs- à travers le plateau et retourne s'y prostrer en position fœtale à chaque coup du sort. Tour à tour trépignant et pleurant, il demeure constamment sur scène (la mise en scène prévoit heureusement qu'il s'hydrate), omniprésent, interagissant avec tous les personnages ou dormant parmi eux (pour montrer qu'il les rêve).
Ce grand enfant tente de reprendre le contrôle de son destin en transformant le plateau de théâtre en un plateau de jeu : il déplace de grandes formes ludiques et colorées, comme des jouets d'enfants. Le peuple est exactement habillé comme ces formes colorées et devient figurines. Les députés flamands sont comme des rois mages dans une crèche vivante, l'ensemble des personnages solistes sort d'une bande-dessinée (couronnes en carton, mitre de pape noire, combinaison bleue, moult collerettes dans un assemblage d'accessoires hétéroclite qui ne peut exister que dans le délire d'un rêve).
De nombreuses versions de la partition existent. Pour renforcer sa perspective, cette production en fabrique pourtant une nouvelle : basée sur la version de Modène (1886), traduite en français, en cinq actes, mais en plaçant la scène de Fontainebleau (la toute première normalement, durant laquelle Don Carlos rencontre Elisabeth) après le mariage entre Philippe II et Elisabeth (où Don Carlos la perd). Le drame est donc vécu à travers le tourment de Don Carlos, il s'aborde via le traumatisme de la séparation qui entraîne un flash-back nostalgique vers la rencontre, abolissant la continuité de temps, de lieu et d'action (encore davantage qu'elle ne l'est déjà dans ce livret et le genre de l'opéra).
Rêve d'amour et d'héroïsme, fantasme tabou, cauchemar : tous ces univers doivent donc être composés par le ténor Leonardo Capalbo dans la peau de Don Carlos. Constamment pieds nus et en pyjama (même pour traverser la forêt), il doit rendre la souffrance éplorée en même temps qu'il agite une torche olympique pour se proclamer le sauveur du peuple flamand. Son exécution dramatique et vocale est constamment intense et tendue. L'ambitus peut toutefois s'appuyer sur un grave barytonnant et un aigu très couvert. L'ensemble de la ligne halète, roide et acérée : rendant de bout en bout le caractère du personnage. En outre, l'articulation traduit un net travail sur la prosodie française (liaisons comprises), hormis certaines phrases et sons vieillis, comme le reste de ses collègues (à l’exception notable de Stephan Adriaens -Le comte de Lerme et Un héraut royal- dont la voix et la prononciation sont typiques du ténor haute-contre à la française, élégant et souple).
Si Don Carlos est d'une incandescence aussi constante qu'inquiétante, son Elisabeth monte crescendo (toutefois les deux amants restent toujours couverts par les forte de l'orchestre). La promise passe d'abord d'un bonheur radieux à un bonheur béat (qui ne peut être que celui d'un rêve encore renforcé par le fait qu'elle retrouve ici Don Carlos dans la forêt après l'avoir perdu), puis au drame, ce qui permet à Mary Elizabeth Williams de retrouver progressivement son assise vocale, jusqu'à son air ultime ("Toi qui sus le néant") mais avec des stridences et tournures d’asphalte élançant ses accents. Si le médium est toujours arrondi, l'aigu reste acéré et les vocalises sortent de la justesse.
De même, dans la progression vocale, Rodrigue, Marquis puis Duc de Posa (Kartal Karagedik) doit d'abord aller chercher les appuis et résonances dans le fond de sa voix et de son soutien, d'autant qu'il se précipite sur ses phrasés. Mais il sait ensuite intelligemment passer en pianissimo du bout de la voix, par des effets d'articulations assez souples. Le vibrato strié se relâche alors et la couverture vocale se déploie progressivement jusqu'à son grand air final : la bouleversante mort de l'ami, du frère.
Idem pour le roi Philippe II interprété par Andreas Bauer Kanabas : les accents tranchés de sa voix tonique et vrombissante attendent pour se projeter pleinement sur l'air ultime (certes un sommet : Elle ne m'aime pas !). L'évolution de la voix est l'inverse de celle du jeu qui correspond pleinement au personnage, d'abord inflexible mais qui finit terrassé (la couronne à terre). Sauvé et soutenu (comme la corde soutient le pendu), il est poussé par l'Inquisiteur alors que celui-ci s'avère être aveugle lorsqu'il doit tenir l'épaule du Roi pour avancer (métaphore, psychanalysante de l'aveuglement religieux, traîné par le pouvoir autoritaire). Si la voix de cet homme de mauvaise Foi (Roberto Scandiuzzi) a également des zones "aveugles" (les notes les plus graves sont effacées), il parvient à imposer sa ligne grâce aux accents et articulations marquées, pour sauver le trône face au peuple choral révolté.
À l'inverse des autres interprètes, l'Eboli de Raehann Bryce-Davis offre d'emblée son ampleur sur toute la tessiture, ce qui sied doublement, à cette œuvre et à cette production (où Eboli est maîtresse d'un couvent saphique comme à Bastille et où elle est l'instigatrice de la révolte populaire). Du grave poitriné à l'aigu rayonnant en vocalises (le tout parfois dans une même phrase longue en souffle), la ligne s’épanouit et s'alanguit à l'envi. Le caractère vocal et dramatique confirme une nouvelle fois la place de choix pour cette mezzo et son rôle pilier parmi ce plateau et la programmation de cette maison lyrique.
L’Empereur Charles Quint (Werner van Mechelen) se reconnaît en tous points comme le père de Philippe II : ils partagent la même couronne et la même voix. Le page (Annelies van Gramberen) se reconnaît par son attention pour Élisabeth, une voix enrobante au service de la Reine, au sacrifice de son destin. Enfin, moment de poésie céleste apportant d'autant mieux l'onirisme du rêve en contraste à la noirceur du plateau, la voix angélique d'Annelies van Gramberen s'envole au son de la harpe, mais ses sommets gardent couleur et appui.
L'Orchestre Symphonique de l'Opéra Ballet de Flandre est d'un volume constant, pour les honneurs comme pour les douleurs, gloire et misère, restant animé dans le rêve et précis dans le chaos. Les cuivres sonnent le glas comme les honneurs, sur une assise tonnante de percussions, mais, dans ces effets déployés, la direction d'Alejo Pérez soigne également la douce texture des cordes et des bois pour l'élan rythmique de la polyphonie et des mélodies complémentaires de la partition.
Le Chœur maison, conscience collective, offre le fil rouge de cette production, habitant, errant ou observant l'action derrière un grand rideau translucide (comme perçant à travers le rêve). D'autant que la voix d'ensemble passe en toute continuité de la psalmodie funèbre aux accents de triomphe, de révolte, de piété (le génie de Verdi consistant à savoir même les superposer en polyphonie).
Le rêve s'achève avec ce chœur en habits de ville contemporains (jeans, baskets, tongs et t-shirt) regardant le public bien en face pour le ramener à la réalité moderne : les Flamands libérés, ce sont eux ! Ils répondent par une ovation debout.