Stockholm passe son Bach : La Passion selon Mattei
Après une semaine intense de concerts et tables rondes autour de l’état de notre planète, le Baltic Sea Festival de 2019 mérite bien des jours de « doux repos », pour reprendre les mots qui concluent en do mineur la Passion selon Saint Matthieu de J. S. Bach. Cette œuvre de grand format, qui a même inspiré Paul Simon (American Tune) après s'être inspirée de Hans Leo Hassler demeure –malgré sa durée de trois heures et demie– toujours appréciée par le grand public en Suède, un pays dont la vie musicale bénéficie d’une riche tradition chorale, notamment au sein de l’église évangélique luthérienne.
Alan Gilbert se charge de la partition et parvient, surtout dans la seconde moitié du concert, à laisser parler l’orchestration de l’œuvre, ainsi que les instrumentistes individuels, notamment la viole de gambe et son esthétique des contrastes, qui apporte de l’austérité à une totalité sonore alternant douce fluidité et rythmes prégnants. Cela vaut aussi bien pour les interventions du chœur d’enfants de l’école Adolphe-Frédéric –harmonisé, comme une seule voix– et du Chœur de la Radio Suédoise (préparé par Marc Korovitch), qui prête sa puissance aux moments dramatiques et sa sonorité chaleureuse aux chorals, rendus avec un phrasé qui dévie des tempi sinon stables (le décalage de consonnes est constant et gênant pour un chœur d’une telle renommée).
Le chœur prête de plus des membres aux rôles mineurs, à commencer par Lars Johansson Brissman qui intervient non seulement en grand prêtre Caïphe avec une puissance autoritaire (égalant celle des six solistes principaux), mais aussi bien à l’aise dans l’expression douce.
Andrew Staples campe l’Évangéliste avec un ténor clair, bien articulé et des variations expressives qui concernent plus la dynamique que la couleur vocale : une différenciation entre ses divers textes (comme entre narration et citation) l’aurait sans doute aidé à dynamiser encore son débit. À ses côtés, Shenyang interprète Jésus avec une noirceur (presque) démoniaque et une maîtrise sûre de son baryton-basse charpenté. De plus en plus noble et détaillé, son portrait du Christ est teinté d’imploration et d’impuissance, mais laisse néanmoins de la place pour l’élaboration dramatique.
Dans leurs duos, les voix de Kristina Hammarström (mezzo) et Christina Landshamer (soprano) se mélangent exquisément grâce au phrasé travaillé et à leurs timbres similaires, doux, clairs et riches, toutes deux avec une expansivité suggérée mais retenue au service de la totalité sonore et émotionnelle. Hammarström teinte ses solos avec Weltschmerz (« douleur mondiale ») et accompagne, avec de sublimes larmes, son texte (dans Erbarme dich : Aie pitié … Mon cœur et mes yeux pleurent devant toi) et parfois même l’orchestre (en reculant et s’intégrant dans la texture orchestrale). Landshamer arbore un extrême legato qui se marie avec l’écoulement de son accompagnement. Si l’articulation du texte occupe parfois la seconde place, elle le contrebalance dans son interprétation à couper le souffle de l’air Aus Liebe (Par amour), un moment qu’elle tient en suspens et rend avec une fragilité de fil-de-fériste.
Le ténor américain Nicholas Phan prend le plus de risques de tous en déployant un éventail de couleurs et d’expressions qui dépasse le beau chant et se met à disposition de l’acuité brûlante et de la caractérisation emphatique de son texte.
Finalement, le baryton Peter Mattei interprète la partie de basse en honorant les variations de couleur qu’évoque l’écriture vocale de Bach. La salle se réjouit de son souffle long et magistral, de son beau piano et de la richesse de son registre grave, qui se développe de façon organique vers son puissant registre haut au vibrato intense (le mélomane y reconnaît ses portraits captivants d’Amfortas, de Chiskov ou d’Onéguine). Son art vocal joue souvent sur l’emphase pertinente de rythmes en contretemps et l’exposition à nu des retards (la prolongation de notes dissonantes), ayant pour effet un déplacement des accents, un déracinement existentiel et une pulsion urgente en dialogue avec les ondulations de l’orchestre.