Création d’une clinique du suicide au Teatro Empire de Buenos Aires
Le livret de l’opéra Prohibido Suicidarse en Primavera est une réécriture complexe à quatre mains. Proche de la trame de la pièce d’origine d’Alejandro Casona, il est le fruit d’une adaptation de Mailen Ubiedo Myskow (qui signe aussi la partition) pour les parties parlées, assez nombreuses, tandis que les airs chantés sont extraits de poèmes d’Alfonsina Storni et Leopoldo Lugones, deux poètes argentins qui se sont suicidés en 1938, soit un an après la première de la pièce d’Alejandro Casona publiée en 1943. L’intrigue voit ainsi des personnages hauts en couleurs se croiser au sein d'une clinique spécialisée dans la prise en charge du suicide dirigée par le Dr. Roda, lui-même secondé dans sa tâche par Hans. Si Alicia, la Dame Triste, la chanteuse d’opéra Cora Yaco, l’Amant imaginaire et Juan sont tous des patients en résidence du fait de leurs pulsions suicidaires, un couple d’amoureux, Chole et Fernando, s’y retrouve en revanche par hasard et par erreur et découvrent, stupéfaits, que le propre frère de Fernando, Juan, qui aime lui aussi Chole, fait partie des pensionnaires de cette clinique un peu particulière. Cette création ambitieuse du Teatro Empire de Buenos Aires est servie par la mise en scène sûre et efficace d’Ángela Chuffo qui s’appuie sur une direction scénique précise, des choix clairs et esthétiques pour les costumes (Tamara Pirillo), les lumières et les décors (Rocio Arlia).
Musicalement, Prohibido Suicidarse en Primavera est un opéra ambitieux qui puise dans des sources d’inspiration variées, dans des genres ou des esthétiques de l’entre-deux-guerres : de facture tantôt descriptive, tantôt expressionniste, la partition est fréquemment référentielle (à Ravel, Gershwin, au cool jazz, au boléro mexicain ou encore plus ponctuellement à des couleurs orientalisantes lorsqu’il est question d’expédition en Égypte). La Orquesta Atípica de los Nuevos Aires est ici en formation de chambre dirigée par Emiliano García Pérez. L’exécution musicale dévoile les différentes facettes de la partition. La chaleur du saxophone alto ou l’intimité avec la sourdine de la trompette sont au service des ambiances jazzy, quand le tragique de la clarinette basse ou les rythmes latinos des percussions fleurtent avec l’éclectisme d’autres épisodes. Ce patchwork musical, à l’image des personnages évoluant en scène, trouve pourtant une fascinante cohérence d’ensemble qui révèle des mélodies prenantes, vocalement parfois très exigeantes.
Les jeunes chanteurs de la distribution sont très investis, tant du point de vue vocal que sur le plan du jeu dramatique. Chez les femmes, pas moins de quatre sopranos rivalisent de prouesses vocales. Cecilia Rivero (Alicia) dispose d’une voix élégante et haut perchée, claire et fraîche, délicatement rosée aux entournures. Silvina Suárez (la Dame triste) offre la puissance et la justesse de ses vocalises avec des aigus perçants, fendant l’air, très assurés. Natalia Iñón (Cora Yaco) qui parle comme elle pourrait chanter (c’est-à-dire en voix de tête) pour incarner son rôle de cantatrice, révèle dans ses airs chantés un timbre limpide, avec une palette assez large de médiums et d’aigus parfois un peu tendus, à l’image des préoccupations de son personnage. Particulièrement juste et touchante dans son jeu de scène, María Victoria Píriz (Chole) sculpte des lignes pures et cristallines, dit et décrit avec une facilité déconcertante, y compris cette ambiance crépusculaire rougeâtre à l’occasion d’un soliloque remarqué.
L’élégant Pablo Cena donne au Dr. Roda une voix claire et homogène. Ses projections saines portent la douceur mais aussi l’autorité naturelle du rôle du médecin chef. Exequiel Ibarra dispose d’un timbre agréable et fait preuve d’habilité dans ses intentions pour chanter les airs de Fernando. Gabriel García est un Amant imaginaire plus vrai que nature. La voix, chaude et forte, italianisante avec ses médiums et ses aigus puissants, sait toucher par l’épanchement de vocalises où langueur et longueur se confondent. Les duos avec Natalia Iñón sont particulièrement homogènes en timbres et en couleurs, celles d’un couple fait pour se rencontrer.
Une place à part doit être réservée à Fran Guglielmino (Hans) met toutes ses qualités d’acteurs et son placement de voix à l'incarnation d’un personnage qui a un rôle exclusivement parlé. Luis de Gyldenfeldt, baryton, use de ses qualités de sopraniste pour passer d’un registre de voix à l’autre pour cette prise de rôle à la grande difficulté technique. Dans le registre médium-grave, la voix est pleine et désespérée. Son gris médium rend le caractère dépressif de son personnage par ailleurs mis en valeur par un important investissement théâtral. Lorsqu’il passe en voix de fausset à l’occasion de sa complainte finale, les improbables oscillations de contralto dans son air de baryton forment la cristallisation de ce moment de crise entre la vie et la mort qui est celle, précisément, de la tentation du suicide.
Cette création produite par Mailen Ubiedo Myskow est acclamée par un public très enthousiaste qui ne risque pas, en ce printemps approchant, de franchir les portes de cette clinique du suicide.