Madame Butterfly d'après-Guerre ouvre la saison lyrique de Liège
Le metteur en scène et Directeur des lieux, Stefano Mazzonis di Pralafera, déplace l'intrigue de Madame Butterfly depuis le tout début du XXe siècle vers l’après guerre d'un Japon humilié et meurtri. L’histoire et les interactions des personnages sont en partie éclairées d'un jour nouveau sur l'Occident triomphant qui piétine les faibles. Mais c'est l’éventail très large des passions humaines universelles qui reste omniprésent dans cette œuvre et repose sur le personnage de Cio Cio San (un des rôles les plus longs du répertoire).
La scénographie est soignée, avec un décor unique (signé Jean-Guy Lecat), simple (la façade de la maison où Pinkerton installe sa nouvelle épouse, vue du jardin) et efficace, mobile au deuxième acte, avec la maison qui avance, ouverte, et fait pénétrer plus avant dans l’intériorité de Cio Cio San. Les lumières de Franco Marri sont soignées, au fidèle service du récit, épousant une des "audaces" de la mise en scène, lors de l’aria Un bel dì vedremo…, qui palpitant d’espoir candide (texte et musique) est exécuté de face, sous une douche de lumière froide, pour présager sans doute de la fin fatale. Les costumes de Fernand Ruiz (avec 60 kimonos faits main, sous le contrôle autorisé de Misaya Iodice-Fujie) recueillent l'émerveillement palpable de l'assistance, devant une Butterfly qui commence et meurt en somptueuse tenue traditionnelle, se vêtant à l’américaine aux actes II & III.
Speranza Scappucci (Directrice musicale de l’Opéra Royal de Wallonie) tire de sa baguette et de l’Orchestre maison une exceptionnelle efficacité poétique, amenant en particulier son énergie communicative aux cordes. Émanant avec force et émotion d’une gestuelle économe mais puissante dans un lyrisme quasi extatique (écrin dans lequel les voix pourront ruisseler de passion), le sens du propos ne se dément pas, dès la frénésie du début engagée, soutenant efficacement le déroulement de l’intrigue. Sous cette direction, l’orchestre est narratif mais il est également l’expression des intensités pathétiques, subtiles, variées et puissantes. Le Chœur, justement préparé par Pierre Iodice, livre avant le retour de Pinkerton un très sensible bocca chiusa (bouches fermées).
Svetlana Aksenova ("la Butterfly la plus connue au monde aujourd’hui" nous disait le Directeur) est une soprano à la voix puissante, sombre, avec un aigu parfois un peu abrupt, mais corrigé par une incarnation impressionnante des passions et des qualités de caractère qui constituent in fine la trame du récit : la joie des noces, la candeur adolescente, la lucidité de la dureté du monde, l’affront du rejet, le désir sensuel, la confiance absolue, la souffrance de l’attente, la solitude devant l’hostilité, la force de caractère, la fragilité, l’espoir, le désarroi, le désespoir, la détermination froide et implacable face à la mort : l'interprète trouve toutes les couleurs utiles pour les incarner et les représenter. L’actrice est un peu appliquée, mais très engagée, avec une gestuelle chorégraphiée japanisante qui contrastera avec son relâchement occidental aux actes suivants. Pinkerton doit déployer un très grand investissement pour tenter de rejoindre le format vocal de cette Butterfly, pour qu'ils déploient leurs couleurs en duo. Elle y produit des pianississimi dénotant la sincérité absolue au moment de s’offrir, suspendant le temps. Dans la montée du désir où les voix se mêlent, elle grade ses moyens mais elle le couvre dans l'apogée vocal. Le Pinkerton d'Alexey Dolgov n'en est pas moins appuyé sur un ténor vaillant, avec panache dans les moments lyriques et l'émotion pour son Adieu, au refuge fleuri de joie et d'amour (malgré un manque de couleurs par excès d'air au début et un aigu étranglé vers la fin). Son personnage évolue du cynisme vers le remords, en appliquant certes assez littéralement la direction d'acteur.
Suzuki, Sabina Willeit, leur offre la merveille d'une voix très longue avec des graves dramatiques dans les scènes conclusives. Tout son effacement de servante-actrice se met au service du sublime duo des fleurs avec Cio Cio San. Alexise Yerna incarne avec grâce et sensibilité, tant scéniquement que vocalement (joliesse d'un mezzo léger) le rôle trop bref de Kate.
Le zio Bonzo est tenu par Luca Dall'Amico, avec une voix ferme et pleine d’autorité pour rendre les imprécations de la tradition contre la modernité. Saverio Fiore incarne le veule et détestable Goro (entremetteur harceleur) avec un beau ténor à la voix sonore et étendue. Mario Cassi sait trouver la voix sombre, chaude, les couleurs comme l’intensité de la compassion et du reproche dans le rôle de Sharpless, le Consul. Grand habitué des lieux, le baryton Patrick Delcour a une voix peu étendue mais à l'image du rôle de Commissaire dont il campe l'autorité en venant prononcer les noces, ainsi que de Yamadori, le vieux riche prétendant, qu’il parvient à rendre touchant.
La mise en scène reste fidèle à ses décors et accessoires faits-maison, comme cet hélicoptère en carton-pâte qui atterrit (difficilement) sur le toit de la maison pour déposer Pinkerton, son épouse américaine et le Consul : difficile de voir comment ils tenaient tous dedans, pense le public en souriant.
Enfin, comme il nous l'annonçait en interview, le metteur en scène réserve une surprise finale, un twist : lorsque Kate veut prendre l’enfant après le suicide de Butterfly, elle trouve un pantin désarticulé dans le berceau, laissant planer le doute sur l’existence même du fils de Butterfly, voire sur le fait qu'elle l’aurait tué.