Madame Butterfly et le théâtre japonais s'entendent à l'Opéra Bastille
25 ans après sa création, la production de Madame Butterfly du metteur en scène Bob Wilson n'a pas pris la moindre ride, offrant un écrin d’esthète à l'œuvre de Giacomo Puccini. Amoureux du théâtre Nô, Wilson a appliqué cette esthétique japonaise a plusieurs opus, marquant son empreinte sur le monde de l’opéra. Il retire tout ce qui est superflu pour laisser, ici à la musique de Puccini, la place que réclament son lyrisme et son ampleur. La gestuelle imposée à tous les acteurs, précise, épurée, presque robotique dans sa chorégraphie, n'empêche nullement le sentiment, bien au contraire il le modernise par l’épure. L'oeuvre se lit ici à travers un spectre pur, mais découvrant aussi et ainsi une cruauté certaine qui tranche avec la chaleur romantique. La direction de Giacomo Sagripanti y est pour beaucoup : avec beaucoup de justesse, sans sentimentalisme mélodramatique aucun, la fosse devient un personnage majeur de l'œuvre, responsable de l'expression pleine et entière de l'action, tandis que les images des chanteurs n’affichent pas les émotions des personnages.
Malgré son apparente simplicité, la scénographie offre des tableaux très esthétiques, grâce aux lumières étudiées, aux costumes soignés et aux lignes créées par les acteurs, qui se tendent et se croisent aussi bien que les lignes mélodiques et vocales. Cio-Cio San qui s'effondre au milieu de la diagonale qui relie son fils à son traître d'époux en est une des plus marquantes. Dans un certain manichéisme moins évident qu'il n'y paraît, Wilson caractérise tous les personnages par une gestuelle différente. Presque clownesque pour Goro, naïve et proche du lyrique pour Pinkerton, elle devient empruntée pour le consul Sharpless, servile pour Suzuki, et finalement sincère pour Butterfly.
La production est sans conteste portée en grande partie par la performance de la soprano portoricaine Ana María Martínez. Paradoxe vivant, elle incarne le rôle de cette jeune femme de 15 ans, trahie d’abord par sa famille puis par son époux, avec une grande force emprunte d’une fragilité tout humaine et authentique. Même de la coulisse ou du fond de scène, sa voix, aussi délicate que ses gestes, mais portant une grande part de tragique, parvient au public dans toute sa richesse et tout son lyrisme. Visiblement maîtresse d’une technique très sûre, Ana María Martínez manie une voix très tubée, presque trop, mais lui permettant de se risquer à des pianissimi obligeant parfois l’auditoire à tendre l’oreille par-dessus l’orchestre. Son interprétation ne faillit jamais tout au long du spectacle, malgré l’exigence de la théâtralité japonaise. À ses côtés une grande partie du temps, Marie-Nicole Lemieux est une Suzuki à la fois sombre et chaleureuse. Aussi à l’aise dans les parties rapides et agiles que dans les grands phrasés lyriques, son chant est naturel et sans artifices, doté d’une chaleur rassurante.
Dans l’ambiance malsaine et légèrement glauque que Bob Wilson installe dès le début, seul le Pinkerton de Giorgio Berrugi semble camper une naïveté heureuse mais cruelle. Ne se déparant jamais de son sourire, il ne peut complètement retenir un geste bel cantiste qui tranche avec l’univers du Nô. Sans tomber dans le piège de l’immensité de Bastille, Berrugi ne force jamais l’émission, malgré une tendance “ténorienne” à prendre les aigus par en-dessous. Tout à fait à son aise dans le rôle, il manque légèrement d’une personnalité vocale plus marquée. Laurent Naouri montre une grande puissance vocale, avec malgré tout quelque chose de crispé dans le timbre et l’attitude, peut-être à l’origine de son émission instable et trop laryngée vers la fin du spectacle.
Rodolphe Briand excelle en Goro, avec des airs de Mime Marceau sous son maquillage, une bonhomie très comique, et une voix sans défaut, correspondant pleinement au rôle de caractère. La jeune Jeanne Ireland, académicienne de l’Opéra, parvient à s’affirmer en Kate Pinkerton malgré la petitesse du rôle, et rappelle ses grandes qualités vocales, notamment la richesse de ses graves. La voix de Tomasz Kumiega en Yamadori est belle et profonde mais manque de projection, tandis que Robert Pomakov est un Oncle Bonzo convaincu.