La Traviata 2.0 au Palais Garnier
Dans la lignée de ce qu'il fait au théâtre en situant dans notre époque contemporaine les pièces d'Euripide, Ibsen ou Tchekov, le metteur en scène Simon Stone présente ce que serait le personnage de la Traviata version 2019. Marie Duplessis qui inspira La Dame aux camélias à Alexandre Dumas fils, qui inspira à son tour Violetta Valéry (nom de La Traviata qui signifie la dévoyée) à Verdi vivaient de mondanités et en vendant leurs charmes. La Traviata nouvelle en fait tout autant au XXIe siècle : elle gagne sa vie en vendant les charmes de son image numérique.
Unique élément scénique trônant au milieu du plateau de Garnier, deux pans de murs dressés en angle droit -arrête vers le public- servent à diffuser un tourbillon d'images et de vidéos : le chiffre des abonnés de Violetta sur les réseaux sociaux qui grimpe par millions. Les émoticônes, commentaires et hashtags sont envoyés par ses fans avec des tombereaux de cœurs-clics (dont l'avalanche renforce l'insignifiance virtuelle, surtout contre le cœur unique et véritable qu'elle trouvera en Alfredo). La Traviata monétise cet "amour" en se vendant dans des publicités qui défilent elles aussi et la représentent en égérie de mode, ambassadrice-maquillage, ou encore pour un parfum nommé Villain.
Le metteur en scène profite également des projections en vidéo sur les murs pour raconter l'histoire, en l'adaptant aux temps modernes. Des notifications de courriels de la Mutuelle s'accumulent pour relancer Violetta sur sa santé avant de lui annoncer qu'elle a un cancer (plus moderne que la tuberculose, et dont l'héroïne se servira pour faire encore et toujours du buzz avec le feuilleton de son traitement, y compris jusqu'au selfie sur un lit d'hôpital avec gros plan sur la perfusion). La ruine s'imprime avec des courriers de la banque et des relevés de compte dans le rouge.
La modernisation du livret trouve une idée perspicace pour traiter la question "morale". L'épisode où le père vient demander à Violetta d'abandonner Alfredo car la sœur de celui-ci ne peut se marier si sa famille est associée à une union libre, paraît anachronique avec notre temps. Mais une nouvelle question d'honneur liée au XXIe siècle surgit alors : la sœur veut en effet épouser un Prince Saoudien qui ne peut supporter un tel "scandale" étalé dans des coupures de presse défilant comme des bandeaux télévisés "breaking news". À l'inverse, cette modernisation doit assumer le fait que le livret parle de lettres postales (pas de posts ni de courriel) et elle ne trouve pas de solution pour la scène de l'humiliation après le jeu d'argent : Alfredo jette ici aussi, comme d'habitude, une liasse de billets de banque à la figure de Violetta, alors qu'il vient de gagner de l'argent virtuel sur une application de Black-jack installée sur sa tablette.
Les deux pans de murs tournent régulièrement (principalement dans le sens des aiguilles d'une montre, rappelant que le temps l'a déjà condamnée). Ils se révèlent être les deux seuls pans d'un cube dès lors entièrement ouvert et dans lequel seront installés successivement les décors (les changements ayant lieu lors des révolutions régulières cachant l'intérieur du cube au public). Les épisodes s'enchaînent ainsi et chaque tour offre un nouveau plateau surprise illustrant l'action : boite de nuit, néons aussi explicites que les phallus en caoutchouc dans le bas du dos ou sur la tempe de deux fêtards (introduisant le chœur des bohémiennes, clowns, nounours et poussin géants, transformistes et super-héros), un garage avec voiture de luxe, la Place des Pyramides où mènent les errances nocturnes après la fête (avec la statue équestre de Jeanne d'Arc et un vélo en libre service comme ceux qui fleurissent dans la capitale), un pressoir à vin lorsque le couple s'installe à la campagne (tels ces jeunes actifs de la capitale qui reviennent au vert et au bio), avec même -après le taureau qui avait marqué les esprits dans Moïse et Aaron à Bastille- une vache à lait toute aussi véritable et que trait Traviata (après avoir troqué ses talons aiguilles contre des bottes en caoutchouc), puis une cantine, une chapelle (avec vierge et cierge pour conjurer la dévoyée de faire une bonne action), un hôpital.
Pretty Yende prend le rôle de Violetta Valéry avec les trois visages vocaux et dramatiques de cette héroïne, suivant les trois actes de l'opus (joie, sacrifice et mort). D'abord réjouie et intimidée (tant la chanteuse par la performance qu'elle doit réaliser face à cet Everest lyrique, que son personnage devant tant de célébrité en ligne et de fans à satisfaire), elle exalte son expressivité vocale, ancrée dans ses ornements ainsi que les vibrations qui nourrissent et couronnent chacune de ses phrases, fatiguant toutefois dans les coloratures comme son personnage à force de fêtes (elle chante son premier duo d'amour à côté des poubelles derrière la boite de nuit et le Sempre Libera en commandant un kebab). Dans le bonheur de son couple, ses aigus allègres bondissent. Le format bien que léger, se préserve sur toute la tessiture, le médium et le grave se faisant parole lorsqu'elle abandonne son amour, puis sa vie.
Alfredo Germont entonne le Libiamo en versant dans une fontaine à champagne le nectar d'un liquide pétillant et corsé, à l'image de sa voix, avant de la rendre plus sombre tandis qu'il presse le raisin pieds nus. Benjamin Bernheim apparaît réjoui de ce rôle, déplaçant sa brouette pleine de raisin avant de fouler les grappes avec un grand sourire, qui ajoute encore à la luminosité de ses couleurs vocales. Il combine des forte assurés et déployés jusqu'aux aigus bien couverts, avec en outre l'inflexion du ténor verdien au pincé-soufflé délicat. La voix est puissante dans son appui, son déploiement et ses sonorités mais en sachant d'autant mieux ménager les moments de tendresse et de douceur articulées.
Ludovic Tézier offre à Giorgio Germont les sommets de richesse, de densité, d'articulation, de maîtrise et de déploiement qu'une voix de baryton Verdi peut déployer en terme de noblesse, de fière allure, d'autorité et de compassion paternelle, de maîtrise vocale, d'assise à mi-voix comme dans les sommets de ses airs qui déclenchent une explosion de bravi.
La voix de Catherine Trottmann (qui incarnait déjà Flora Bervoix dans la dernière production mémorable de La Traviata à Paris : par Deborah Warner avec Vannina Santoni au TCE) continue de maturer en timbre et en gammes de couleurs dans le sombre. Marion Lebègue chante Annina, très en place avec une ample articulation, dans la largesse du son et des voyelles.
Avant même d'être déguisé en toréador pour la dernière fête (Carnaval), Julien Dran construit son Gastone sur l'élégance d'une noble souplesse, avec une grande tenue vocale mais une projection distante. L'inverse du Marquis d'Obigny qui déploie les élans vocaux de Marc Labonnette.
La voix comme sous le manteau, sous le boisseau de Christian Helmer sied au caractère de rival pour le Baron Douphol, sans que cela ne diminue l'articulation ni les résonances. Thomas Dear a des graves de Docteur réconfortant, tirant vers un médium animé. Luca Sannai en Giuseppe presse le pas et avance bien sur son souffle dynamique. Le Commissionario Olivier Ayault apporte la lettre avec la légèreté du médium reposant sur de rondes harmoniques graves. Enzo Coro est un Domestico plus qu'effacé.
L'Orchestre de l’Opéra national de Paris sous la baguette de Michele Mariotti rivalise en fougue et en dynamisme avec la frénésie des réseaux sociaux diffusés sur le plateau. Les nuances sont tellement riches et puissantes qu'elles en paraîtraient brusques si elles n'étaient pas maîtrisées. Les cordes sont fouettées avec obstination sur le grondement des percussions, avec le grincement métallique (d'une grande justesse) des cuivres.
Les choristes, tous habillés, maquillés et préparés avec un soin digne de grands solistes et riches personnages, s'impliquent d'autant plus scéniquement. Les lignes vocales sont très justes et animées (quoique parfois en retard).
Au dernier acte, la fête revient avec les murs servant de file d'attente pour la discothèque mais l'envers du décor-l'intérieur de la boîte est désormais l'hôpital de Violetta. Elle ne prend plus de selfie amusé sur son lit médicalisé, la fête est finie, l'image aussi, elle a été oubliée de tous ses faux amis, virtuels. Titubant, elle va revivre son drame en accéléré, parcourant les différents décors qui reviennent devant ces murs et dans cette boîte (tournant désormais dans le sens inverse des aiguilles d'une montre). À chaque endroit, elle retrouve son Alfredo, fantomatique. Il la rejoint enfin pour un ultime duo d'amour sur le lit d'hôpital mais il est bien tard. La Traviata fait ses adieux au passé tandis que défilent ses publications d'amour archivées dans son compte. Finalement, pour l'ultime image, deux parois supplémentaires s'ajoutent pour former le cube, avec un seul interstice dans une arrête pour laisser Violetta y entrer, comme dans un tombeau fumant, comme dans un antique appareil photo, qui aura consumé cette femme, par son image.