Einstein on the Beach à Genève, première³ = triomphe
1234,123456,12345678 chantés en anglais, sur un rythme obstiné et trois notes l'une après l'autre : le début de cette partition la rend immédiatement reconnaissable entre toutes, annonçant son esthétique qualifiée de répétitive, minimaliste. Annonçant aussi (voire surtout) un (voire le) chef-d'œuvre de la modernité musicale et théâtrale. La nouvelle voie évidente, franche et directe balayant toutes les complications esthétiques d'après-Guerre. Ce jalon est aussi capital car il est musical et théâtral, non pas seulement parce qu'il s'agit d'un opéra mais car il est une collaboration de Philip Glass et de Bob Wilson. Celui-ci est même à l'origine du projet et jusqu'à son incarnation. C'est lui qui, par une série de dessins, a inspiré la musique à Philip Glass (composant au piano d'après les visuels de Wilson), c'est lui qui signe la mise en scène d'Einstein on the Beach pour sa création au Festival d'Avignon 1976 et ses reprises iconiques... jusqu'à et après une version révisée (avec de nouveaux textes) à l'Opéra de Stuttgart en 1988 par Achim Freyer, avant une mise en scène de Kay Voges à Dortmund il y a deux ans, et donc cette nouvelle version à Genève.
1234, le compte de Glass s'arrête donc là pour les mises en scène et le défi est immense de succéder à une production originelle si intimement associée à l'œuvre, depuis sa conception jusque dans les mémoires de spectateurs. Pourtant, c'est la musique qui se fait le meilleur allié d'une nouvelle proposition visuelle : ces envoûtantes répétitions, cette suite de séquences rythmiques et mélodiques n'impose aucune narration (l'enjeu de l'opus n'est absolument pas de raconter la vie d'Einstein en musique, comme le prouve le titre même qui reprend une photo anecdotique du génie à la plage), la partition ordonne des séquences musicales en laissant à chacune d'elle le temps de répéter jusqu'à la fascination un motif et ses variations, de nombreuses fois chacune et à leur tour (depuis une note nappe tenue en drone ou bien deux notes alternées jusqu'à des grappes de notes concertistes). Cette nouvelle version suisse enchaîne ainsi une suite de tableaux, sans non plus suivre un fil chronologique mais en montrant tout de même des épisodes de la vie d'Einstein, inspirés par ses goûts et loisirs (avec une bonne touche d'onirisme seyant à ce génie qui avait la tête et la calculatrice dans les étoiles). La production propose ainsi une succession de tableaux : Einstein dans son bureau, le train d'Einstein, Einstein à la plage, Einstein à la mer (en ombres chinoises), Einstein et le cheval blanc (noyés de fumée blanche), Einstein fait cours, Einstein répare sa roue de vélo, Einstein fait du vélo, Einstein baigneur, Einstein bonze, Einstein perché sur sa bibliothèque. Le tout avec interludes féministes et poétiques par une clown tour à tour muette et pleine de verve, sorte de Madame Loyale.
La mise en scène de Daniele Finzi Pasca fait le choix de ne pas synchroniser les actions scéniques avec la musique mais de laisser se tisser des harmonies entre les rythmes et les couleurs, entre le plateau et la fosse. Ces liens paraissent à certains moments aussi évidents qu'aléatoires, comme les mouvements de l'univers pour qui en cherche la clé : le public peut ainsi se mettre dans l'esprit d'Einstein qui cherche à expliquer pourquoi et comment s'opère l'harmonie entre les dimensions, entre physique et temporel, entre visuel et sonore alors qu'ils ne semblent pas partager de même loi : E pur si muove ! (Et pourtant tout cela se meut !) comme disait Galilée.
La musique répétitive peut sembler froide, intellectuelle : c'est en fait que les sentiments s'installent dans la finesse sans le moindre expressionnisme, par le pouvoir de la répétition qui creuse délicatement la joie, la découverte, l'exploration, la mélancolie. Telle est la stratégie suivie par tous les interprètes de cette production genevoise. Les instrumentistes, choristes et artistes de scène accomplissent le marathon de cette performance durant quatre heures sans interruption (même s'ils peuvent s'absenter à quelques moments, alors que le public peut sortir de salle et y revenir à sa guise). Mais les interprètes accomplissent bien davantage que cela, demeurant précis, appliqués et impliqués dans un dévouement d'autant plus épuisant qu'il se répète et tire toujours sur la même corde (fatigue longtemps le même geste corporel, la même position de main, la même hauteur dans la voix). Pas besoin d'un Big Band pour ce Big Bang musical subtilement amplifié, la trentaine de musiciens impeccablement en place du début à la fin se compose des étudiantes et étudiants de la Haute école de musique de Genève (HEM), ayant formé pour l'occasion une phalange nommée Einstein-Ensemble.
Ils sont dirigés par Titus Engel, reconnu dans le domaine de la musique moderne et des créations. Les quatre heures durant, sans la moindre exception, il bat la mesure, donnant même chaque temps, chaque départ, chaque intention.
L'orchestre est tout habillé de noir. Il est en fosse comme les choristes. Ceux-ci comme les artistes circassiens sur le plateau, vont mettre la perruque et la moustache d'Einstein (femmes comprises) et progressivement s'habiller dans la tenue claire et décontractée jusqu'aux fameuses sandales de la photo prise avec Einstein à la plage, en 1939.
Cet opus et cette production montrent une nouvelle illustration esthétique de la pensée du génie, comme du monde avec ses lois mathématiques et physiques. La soirée prouve également la loi de la relativité du temps : 4 heures semblent durer bien trop peu (pour beaucoup).