L'Or du Rhin et les quatre éléments selon Esa-Pekka Salonen au Baltic Sea Festival
Le Baltic Sea Festival gâte les mélomanes suédois avec un avant-goût du nouveau Ring attendu cinq jours plus tard à Helsinki (mise en scène d’Anna Kelo). Le prologue du cycle wagnérien, traitant de l'impact de l'homme sur la nature avec l'enlèvement violent d'une de ses ressources, semble d’ailleurs en adéquation avec la thématique du festival engagé pour l’environnement, et qui attire spectateurs autant qu'artistes internationaux. Dernièrement, le festival a accueilli Valery Gergiev et l’équipe du Théâtre Mariinsky pour présenter leur interprétation de L’Or du Rhin en version de concert (dont un bon nombre de chanteurs se sont aussi produits dans la tétralogie wagnérienne à la Philharmonie de Paris). En 2019, deux ans plus tard, l’heure est venue pour Esa-Pekka Salonen et son équipe finlandaise.
L’Orchestre de l’Opéra national de Finlande exécute avec une telle coordination ses phrasés exquis et fines modulations que l'auditeur croit parfois entendre un seul instrument. Sous la direction d’Esa-Pekka Salonen, sa texture organique et son impeccable précision rythmique se prêtent à parts égales aux quatre éléments. Les flots sonores émanant du Rhin avec leur ondulation mouvementée et finesses dynamiques, la descente aller-retour du foyer des dieux au Nibelheim s’avère une leçon de géologie qui traverse les différentes couches terrestres en succession, chacune bien définie. Le feu, indiqué par la musique de Loge (qui, comme les autres Leitmotive et les interventions solo des instrumentistes, est distincte sans être rendue trop catégorique) augmente la température d'un final riche et puissant, tandis que l’air est figuré dans le toucher léger des cordes, dans la limpidité sonore et dans la place pour respirer qu’accorde Salonen au drame et à son équipe finlandaise. Côté théâtre, le maestro prête son oreille sensible aux délicatesses de la partition wagnérienne, dont il tire de nombreuses indications musicales pour sa chorégraphie gestuelle, ainsi que la concrétisation sonore de l’impossible communication entre les personnages, mais aussi l'égo sonore surdimensionné d’Alberich.
Celui-ci est incarné par le baryton-basse Jukka Rasilainen, habitué des grandes scènes européennes (Vienne, Bayreuth, Dresde) dans le répertoire wagnérien, en Alberich comme en Wotan (dans le Ring de Bob Wilson au Châtelet), en Hollandais ou en Telramund (voir ici notre compte rendu de Vienne). Dans la méticuleuse articulation de sa psychologie, il cisèle un portrait complexe par de fins changements de rythme et de caractérisation. La puissance de son haut registre plutôt clair et légèrement ténorisant augmente parallèlement au désespoir du personnage. Il courtise le trio des Filles du Rhin avec un phrasé et une diction exceptionnellement coordonnés, en dynamiques comme en couleurs vocales : Marjukka Tepponen (Woglinde qui s’investit dans le drame avec un timbre riche), Mari Palo (Wellgunde avec un soprano carillonnant et bien charpenté) et Jeni Packalen (Flosshilde, mezzo à la chaleur séduisante qui, elle aussi carillonne, d’une façon presque gazouillante).
Tommi Hakala, qui teinte parfois son chant d'un léger accent finlandais, révèle une multitude de facettes en Wotan : depuis les belles lignes fluides et nobles du jeune arriviste, jusqu’au jeu mordant du Maître des Dieux, il passe sans heurt entre des sentiments élégiaques, impatients ou stoïques, orgueilleux ou sceptiques (face à l’avertissement final des Filles du Rhin). Les spectateurs apprécient autant son baryton bien charpenté que l’énergie de ses accents dramatiques, dans un portrait qui garde toutefois d’autres potentiels à réaliser dans La Walkyrie et Siegfried. Lilli Paasikivi prête à sa femme Fricka une forte présence scénique. Sa gravité, vocale comme dramatique, s’unit avec le soin rare qu’elle apporte aux rythmes pointés, plus sautants et agités que jamais. Sa sœur Freia est interprétée par Reetta Haavisto, munie d’un timbre sombre mais bien projeté et une acuité théâtrale. Markus Nykänen campe un Froh qui fait son entrée de façon aimablement (sur-)énergique et parvient à garder sa présence intense jusqu’à la fin, donnant la priorité au pathos (plutôt qu’à la démonstration individuelle de phrases et de notes longues). Il se trouve aux côtés du Donner de Tuomas Pursio, qui rend ses interventions (parfois touchant au comique) et son éclatant air de tonnerre avec un baryton habile et résonnant, tandis que le Loge de Tuomas Katajala oscille de façon crédible entre un jeu excité et une expression tantôt mélancolique, tantôt susurrante, toujours avec un ténor clair et chaleureux.
Complétant la distribution, Sari Nordqvist (Erda) met en valeur les longues lignes musicales qui enjambent les souffles sans perdre leur intensité. Plus sa mezzo monte vers le registre haut, plus son timbre se densifie et carillonne. Les spectateurs peuvent également se réjouir des prestations de Koit Soasepp (basse estonienne, l’exception de la distribution sinon finlandaise) et Jyrki Korhonen qui campent les deux frères-géants bien individualisés. Soasepp (Fasolt) déploie dès le départ un instrument puissant et impeccablement équilibré sur toute la tessiture. S’il n’a parfois nulle part où aller (en termes de dynamique), il le contrebalance dans une certaine mesure par sa caractérisation. Le Fafner de Korhonen est l’intrigant rusé et quasi-bouillant dont la pulsion dramatique est aboutie à travers un abord aboyant (presque rauque) et une abondance de détails.