Cecilia Bartoli à Gstaad, un festival dans le festival
C'est dans la magnifique petite église cinq
fois centenaire de Saanen, tout proche de Gstaad, que la cantatrice donne
rendez-vous au public d'un festival qu'elle connait plutôt bien : elle y chante
régulièrement depuis de nombreuses années, et elle y a créé en 2009 la Gstaad
Vocal Academy aux côtés de sa mère (la soprano Silvana Bazzoni Bartoli). Un
terrain géographique connu, donc pour un répertoire qui l'est tout autant :
celui du baroque et de Vivaldi, auquel est tout entier consacré ce récital.
Et le programme n'a pas été établi au hasard : il se compose presque intégralement des titres inclus dans le dernier album de la « Bartoli », sobrement intitulé Vivaldi (Decca), un nouvel opus dédié au Prêtre roux, édité vingt ans après un premier Vivaldi album qui avait marqué les esprits (et dont sont aussi interprétés ici quelques titres). Autant dire que, dans sa robe blanche et bleue aux paillettes scintillantes, la reine de la soirée s'en donne à cœur joie dans ce répertoire qu'elle affectionne tant, accompagnée pour l'occasion par Les Musiciens du Prince-Monaco, ensemble que la cantatrice a elle-même créé en 2016.
Un sens exquis du raffinement
Et la magie opère dès le début du concert, où il n'est nullement question de tour de chauffe. Dès les premières mesures du charmant “Quel'augellin che canta”, extrait de l'opera La Silvia, tout n'est déjà que vocalises étourdissantes, timbre ardent, longueur de souffle et soin permanent du phrasé. Portée par le tempo plein d'allant donné par les cordes à l'orchestre, la mezzo dévoile d'emblée toute la richesse de sa palette technique, et rappelle que, à la scène comme en récital, elle demeure une tragédienne pleine de générosité. En témoignent ces expressions si caractéristiques, et capables de faire vivre toutes sortes d'émotions, telle cette affliction incarnée avec force conviction dans l'air suivant, “Non ti lusinghi la crudeltade” (issu de l'opera Tito Manilo), un dialogue entre voix et hautbois où la cantatrice use d'un exquis raffinement pour faire se suspendre des notes taillées avec soin et brillance dans un parfait équilibre de nuances. Un registre de la douleur qui fonctionne tout autant dans l'air “Vedro con mio diletto” (Il Giustino), d'une douleur qui paraît authentique, incarnée et traduite par un chant profond et larmoyant, presque implorant, dont les ressorts aux contours célestes sont également mobilisés dans le non moins émouvant air “Sol da te mio dolce amore” (Orlando Furioso), et dans le poignant “Gelido in ogni vena” (Farnace).
Mais évidemment, la folie n'est jamais loin, et nombreux sont ces airs pleins de fougue qui ravissent autant le public qu'ils donnent l'occasion à la cantatrice d'user de son talent à incarner la tempête. C'est le cas dans les airs “Gelosia, tu gia rendi l'alma mia” (Ottone in Villa) et “Se lento ancora il fulmine” (Argippo) où, portée par un tourbillon de cordes, elle devient une forme d'ouragan vocal, nourri par les vocalises et par cette capacité extraordinaire à passer du grave à l'aigu avec élasticité sur la largeur de l'ambitus. Avec son regard traduisant si fidèlement la colère, la mezzo en viendrait presque à terroriser un public qui ne demande qu'à se régaler de ces acrobaties lyriques, et qui est de nouveau servi avec l'air “Ah fuggi rapido” (Orlando Furioso), autre bourrasque vocale et démonstration supplémentaire de sa technique et dextérité.
La performance complète d'Andrès Gabetta
En véritable et inusable “baroque star”, Cecilia Bartoli est la vedette d'un concert dont la flamboyance est aussi pleinement due à l'explosive et virtuose prestation des Musiciens du Prince–Monaco. Entre deux arias (et sans aucune coupure, des ornementations de clavecins et cordes assurant la transition entre les morceaux), les instrumentistes interprètent quelques-unes des pages des inévitables Quatre Saisons, avec un rendu impeccable, mélange de subtilité, de finesse et de hardiesse d'exécution. Pour ce qu'elle exige d'investissement total, de technicité absolue et de célérité dans les coups d'archet, et parce qu'elle est emplie de virtuosité, de musicalité et de fol enthousiasme (il finit la soirée en sueur), la performance d'Andrès Gabetta, chef et violon solo, est remarquée.
Plusieurs rappels sont offerts au public, qui sont l'occasion de faire quelques infidélités à Vivaldi. Même après presque deux heures de concert, la cantatrice a encore assez de souffle pour briller dans un air de Haendel (“Destero dall'empia dite”, Amadigi di Gaula), puis dans un autre d'Agostino Steffani. Jouant avec les musiciens, elle s'essaye aussi au jazz (Summertime) et à la musique de film italien (Ernesto Curtis, “Non ti scordar di me”), avant de se livrer à un duel de tenue de note la plus longue avec le trompettiste Thibaud Robinne. Qui finit évidemment par s'incliner devant la vedette, très chaleureusement applaudie par son public.