Innsbruck ressuscite La Dori de Cesti
Depuis de nombreuses années, le Festival de musique ancienne d’Innsbruck entretient un lien privilégié avec Pietro Antonio Cesti (1623-1669), compositeur qui passa dans au XVIIème siècle près d’une dizaine d’années au service de l’Archiduc d’Autriche Ferdinand Charles, dont la cour était précisément à Innsbruck. C’est là que furent créés ou joués une dizaine d’opéras, dont certains ont déjà fait in loco l’objet de reprises au cours des dernières décennies. L’année 2019, celle du dixième concours de chant baroque dit « Cesti », était également l’occasion de célébrer le 350ème anniversaire de la mort du compositeur.
Comme pour nombre d'opéras baroques, résumer en quelques lignes une action d’une rare complexité est une gageure, alors que le déroulement s’avère au final miraculeusement limpide une fois le spectacle commencé, avec tous les éléments qui font le charme et le sel des opéras vénitiens de cette époque : intrigues croisées, enfants perdus ou volés puis retrouvés in extremis, déguisements et travestissements, mélange des genres (dans le sens "comique" et "tragique"), confusion des genres (dans le sens "féminin" et "masculin"), portés par un certain nombre de figures pathétiques ou comiques habituelles (l’amant mélancolique ou l’amoureuse fidèle, l’amante sacrifiée ou la maîtresse assoiffée de vengeance, le tuteur fidèle ou le despote tyrannique, le serviteur libidineux ou la vieille nourrice qui ne l'est pas moins).
Contrairement à certaines mises en scène récentes d’opéras de Cavalli, la production du festival respecte le mélange des genres en n’accentuant pas -outrageusement- la composante comique de l’ouvrage. Dans les choix du metteur en scène Stefano Vizioli, le pathétique domine et fait la part belle aux tourments des deux amants Dori et Oronte. Les couleurs pastel des sobres décors presque minimalistes d’Emanuele Sinisi, rehaussées par les beaux éclairages de Ralph Kopp, participent de l’émotion que suscitent les déambulations et les errances de ces deux êtres torturés par le destin. La direction d’acteurs, précise et mesurée, se montre particulièrement efficace dans les scènes comiques qui ne sombrent jamais dans la vulgarité. Les costumes d’époque d'Anna Maria Heinreich, vivants et colorés, restent entièrement en phase avec le parti pris de pudeur et de dignité de la mise en scène.
Parmi la distribution on compte beaucoup d’anciens lauréats, jeunes ou moins jeunes, du festival Cesti. Certains se sont depuis fait un nom dans le monde de la musique dite baroque, à l’instar d'Emőke Baráth, chargée ici d’interpréter le rôle de Tolomeo, personnage déguisé en femme sous le nom de Lucinda et qui subit les assiduités d’Erasto, le capitaine d’Oronte, tout en étant amoureux de la Princesse Arsinoe qu’il/elle courtise de façon presque indécente. Son soprano précis et clair, dénué de tout vibrato, correspond aux critères vocaux attendus aujourd'hui des interprètes chargés de chanter les rôles autrefois destinés aux castrats. En Arsinoe, l’autre soprano de la distribution, l’Italienne Francesca Lombardi Mazzulli, affiche une voix beaucoup plus vibrée et richement colorée. Chargée d’interpréter le rôle-titre, jeune Princesse déguisée sous les traits de l’esclave Ali, Francesca Ascioti fait valoir un mezzo clair et délicatement vibré, aux couleurs presque androgynes qui conviennent à l’ambivalence d’un rôle dont la complexité psychologique constitue le réel moteur de l’action. Déchirée entre son amour pour Oronte et sa gratitude pour Arsinoe qui l’a recueillie, Dori assume le choix de ne pas révéler sa véritable identité. Son amant Oronte est interprété par le contreténor Rupert Enticknap, dont les accents à la fois mâles et délicats mettent bien en valeur le déchirement d’un personnage pris en étau entre son sens du devoir et l’emprise de ses sentiments.
L’autre contreténor de la soirée, l’Ukrainien Konstantin Derri, fait également preuve d'une présence notable dans le rôle épisodique mais non moins truculent de l’eunuque Bagoa. Des deux ténors de la soirée, Alberto Allegrezza marque surtout pour la qualité de sa diction (qui fait qu’en dépit de moyens vocaux relativement modestes, chaque syllabe résonne avec netteté dans l’espace relativement vaste de la grande salle du Tiroler Landestheater) ainsi que pour le naturel de son jeu : son inénarrable portrait de la vieille nourrice Dirce devrait rester dans de nombreuses mémoires. Doté de moyens plus lyriques, le ténor britannique Bradley Smith sied à Arsete, sans doute le personnage le plus conventionnel de tout l’opéra.
Pas de faiblesses non plus chez les clés de fa (les voix graves sur la portée musicale), où s'apprécie notamment la diction de Federico Sacchi en Artaxerse, les qualités d’acteur de Pietro di Bianco en Erasto, l’amant déçu de Lucinda/Tolomeo, ou encore la truculence de Rocco Cavalluzzi en Golo, serviteur d’Oronte particulièrement dégourdi. Toutes ses qualités attestent l’immense travail d’équipe réalisé pour ces deux représentations, travail d’équipe qui se sent jusque dans les saluts à l’issue du spectacle.
Le travail scénique est pleinement servi par la participation totale de l’effectif instrumental. Réduit à une quinzaine de musiciens, l’ensemble Accademia Bizantina fait preuve de tout son métier, à la fois dans le déploiement de sonorités chaudes et voluptueuses pour les passages les plus méditatifs mais aussi quand il s’agit de donner tout leur éclat aux moments de dérèglement qui émaillent cette partition d’une infinie richesse, et à laquelle le chef Ottavio Dantone sait donner toutes ses couleurs. De quoi tenir en haleine pendant trois heures un public qui ne perd pas une seconde d’une intrigue rondement menée, dont les ariosos constituent un indispensable maillon dans l’évolution subie par l’opéra italien au cours de la deuxième moitié du XVIIème siècle, qui vit peu à peu l’aria prendre le pas sur le récitatif, et qui n’a pas fini de surprendre et d'émerveiller.