Ottone de Haendel fait les beaux soirs du Festival de musique ancienne d’Innsbruck
Tout le parti pris de la mise en scène de la jeune actrice allemande Anna Magdalena Fitzi est d’aller à l’essentiel de l’œuvre et de faire l’économie de tous ses contextes historiques et politiques (pourtant riches en rebondissements, impliquant Farinelli et le compositeur menaçant de passer par la fenêtre sa nouvelle prima donna). La géographie particulière de la ville d’Innsbruck, située au carrefour des mondes latin et germanique, aurait pourtant pu se prêter, pour un opéra relatant la conquête de l’Italie par un souverain allemand descendu des Alpes, à une lecture historiquement orientée. L’intrigue, au contraire, se déroule dans un endroit temporellement et spatialement neutre, qui souligne l’intemporalité des passions humaines et des mouvements de l’âme. Le lieu pourrait être un hall d’hôtel dans lequel les grands de ce monde vont et viennent au gré de leurs ambitions, de leurs espérances, de leurs doutes et de leurs errements. Trois figurants, un barman et deux policiers-gardes du corps, viennent au secours d’un concept globalement opérationnel qui explicite à sa manière les différents retournements de situation du livret.
La mise en scène se plaît à récuser tout manichéisme, et si les « gentils » de l’ouvrage ne sont pas toujours présentés sous le jour le plus flatteur (Ottone serait presque vu comme un macho alcoolique décadent essentiellement assoiffé de pouvoir), les « méchants » ont eux aussi leur part de noblesse : la redoutable intrigante qu’est Gismonda émeut par la sincérité de ses élans maternels, et l’odieux Adalbert sait toucher par sa jeunesse et son immaturité. De toute évidence, la mise en scène prend le parti de souligner le rôle joué dans l’ouvrage par les trois femmes, présentées ici comme les véritables moteurs de l’action. Ce qui, dans le texte initial, est essentiellement un affrontement entre les deux guerriers Ottone et Adelberto -rappelant le face-à-face Senesino/Farinelli–, devient vite une confrontation entre Ottone et Gismonda, et donc entre les principes (et les méthodes !) du masculin et du féminin. Une fois cela acté, les personnages d’Adelberto et d’Emireno sombrent, à partir du deuxième acte, dans une forme de comique, dramaturgiquement cohérent.
Composée de lauréats de la cuvée 2018 du concours de chant Cesti organisé par la ville d’Innsbruck, la distribution regroupe un certain nombre de valeureux chanteurs à la voix encore un peu verte pour certains. Il est vrai que le spectacle, conçu pour être donné en plein air dans la cour de l’école de théologie de la ville, a dû être rapatrié à la dernière minute dans la grande salle de l’école de musique. Cela explique peut-être les difficultés qu’on eues certains à placer leur voix en début de soirée et à se faire à l’acoustique un peu sèche du lieu. Les amateurs lyriques suivront en tout cas avec beaucoup d’intérêt la basse de l’Allemand Yannick Debus, aux graves caverneux et aux aigus éclatants, particulièrement à l’aise dans un rôle au large ambitus. Dotée d'un joli timbre, rehaussé par un vibrato finement contrôlé, la jeune Française Mariamielle Lamagat fait elle aussi fort impression par l’élégance de ses phrasés et l’assurance de sa projection vocale. Les deux artistes déploient avec naturel les merveilles de leur jeu.
Des trois voix graves féminines, ressortent les accents cuivrés de la contralto bolivienne Angelica Monje Torrez, rendant justice au rôle quelque peu ingrat de Matilda, personnage déchiré entre ses passions contradictoires et auquel l’interprète donne sa crédibilité. De même que le contreténor Alberto Miguélez Rouco, dont le grain légèrement acidulé dans le médium, très seyant pour un personnage défini par sa traîtrise, est compensé par des aigus éclatants.
Restent les deux mezzos féminines, Marie Seidler en Ottone et Valentina Stadler en Gismonda. À l’heure où les altos masculins font légion, le choix d’une interprète féminine pour un rôle de castrat fait évidemment débat. Visiblement, Marie Seidler est gênée par la tessiture relativement basse du rôle, ce qui nuit à ses belles intentions musicales et à son jeu particulièrement engagé. Sans doute le choix d’une mezzo féminine était-il lié au souci d’accentuer dans leur confrontation les ressemblances entre Ottone et Gismonda ce qui, il faut bien le dire, est tout à fait poignant. La voix de Valentina Stadler est en effet en tout d’une couleur et d’une musicalité similaires, ce qui lui vaut les applaudissements de la salle à la fin du sublime air "Vieni, o figlio" (Viens, mon fils). Si l’interprète est plus en phase avec la tessiture du rôle, elle gagnera encore à travailler son legato, parfois heurté dans cet air célébrissime particulièrement exigeant.
Composé d’une quinzaine d’instrumentistes, ce qui historiquement est peu pour un opéra de la Royal Academy, l’Accademia La Chimera constitue pour tous ces jeunes chanteurs un tapis sonore modèle. Dirigés avec professionnalisme par leur chef Fabrizio Ventura, ils contribuent largement à la qualité d’un spectacle conçu pour la jeunesse. Coproduit avec les festivals de Halle et de Göttingen, reste à espérer que les représentations à venir permettront d’approfondir encore les intentions scéniques et musicales d’une équipe qui visiblement a beaucoup à apporter à l’univers de la musique baroque.