Le destin d’une diva : Aida Garifullina débute au Teatro Colón
Le
récital d’Aida Garifullina est inscrit dans un cycle consacré aux
« Grands artistes internationaux », deux mois après la
venue d’Elīna Garanča au Teatro Colón. Son programme trouve à
la fois son unité dans la chronologie historique du Romantisme
européen et russe, ainsi
que
la diversité dans l’expression vocale et instrumentale
d’esthétiques et d’états d’âme variés, dans trois langues
différentes (l’italien, le français et le russe).
Incontestablement, sa prestation est de nature à renforcer la
réputation grandissante à l’international de cette jeune soprano
de 31 ans mise sous les projecteurs depuis sa victoire en 2013 au
concours Operalia présidé par Placido Domingo.
La parure que la cantatrice porte pour la première partie de son récital (une imposante robe de tulle d’un splendide rose pâle et un resplendissant collier, sophistiqué) attire à elle tous les regards mais aussi tous les sourires. En particulier lorsque cette improbable tenue de soirée est de nature à la gêner lors de l’un de ses déplacements et que la chanteuse s’en excuse, avec humilité, d’une mimique pleine d’humour. Le silence du public, altéré par les bruissements des papiers de bonbons ou des applaudissements inopportuns, en dit long sur son aura. Un curieux mélange fait de candeur ouatée et de charme sert les rôles auxquels elle prête sa voix : « preciosa » lâche-t-on spontanément et distinctement à voix haute d’un balcon.
Poupées russes
Les voix d’Aida Garifullina épousent les corps féminins auxquels elles se donnent, « ni tout à fait la même, ni tout à fait une autre » dit Verlaine, démultipliant ses talents au fur et à mesure des personnages de son récital, à la façon des poupées gigognes de son pays d’origine. Aussi bien Musetta (comme la saison dernière à l’Opéra Bastille) avec le velouté des premières mesures et la douceur cristalline d’une ligne mélodique plus apaisée, que Mimì, toujours dans La Bohème et augurant de ce qui sera une prise de rôle au Staatsoper de Vienne. L’Élégie de Massenet est une autre occasion de décliner fragilité et désespoir où la voix se veut diffuse, même si la diction du français est loin d’être irréprochable : « les chants joyeux des oiseaux » voit par exemple la dernière syllabe se nasaliser.
Timbres argentins
La plasticité vocale marque ce récital. La scène de la mort, dans La Fille de neige de Rimski-Korsakov exprime le drame, « dans les yeux du feu », et le suraigu émis et soutenu (« Reçois mon âme ») impressionnent davantage qu’ils ne surprennent (elle a également interprété ce rôle à Bastille). En revanche, Les Filles de Cadix de Léo Delibes permettent à Aida Garifullina d’exploiter d’autres ressources vocales. Les médiums et bas-médiums révèlent ainsi chaleur et fougue. La Traviata, avec « Addio del passato », offre finalement un équilibre de virtuosité et d’effets qui permettent de mieux caractériser un timbre argentin en symbiose avec le lieu où il est déployé. La luminosité bleutée des hauteurs andines, la brillance grisée du métal précieux à l’état liquide qui semble se refléter sur des fleuves étales, la générosité et l’originalité des reflets mordorés qui en ornent les bordures.
Cette topique vocale trouve dans l’orchestre local d’autres timbres argentins qui servent le naturel de la chanteuse sans jamais la couvrir. La Farandole de Bizet montre d’entrée le travail consciencieux, précis et chaleureux de Carlos Vieu qui témoigne d’une grande maîtrise des volumes et d’une attention portée à toutes les familles d’instruments (Ouverture de Luisa Miller de Verdi). La Polonaise d’Eugène Onéguine de Tchaïkovski est ainsi servie par une attention particulière aux violoncelles et aux contrebasses, tandis que la Mazurka extraite du ballet Coppelia de Delibes met en valeur des cuivres éclatants. L’Intermezzo de Mascagni (Cavalleria rusticana) offre enfin dans l’équilibre entre les cordes et la harpe ce constant souci de l’harmonie et des couleurs.
Le chef argentin Carlos Vieu est ovationné. Aida Garifullina reçoit certes un accueil appuyé, mais le Teatro Colón semble toujours manifester plus de retenue à l’égard de ses visiteurs étrangers. La chanteuse n’en offre pas moins de trois bis en retour (l’air « O mio Babbino caro » extrait de Gianni Schicchi de Puccini, « Por une cabeza » de Carlos Gardel qui voit pour la première fois la soprano russe chanter en espagnol, et une reprise de « Sì, mi chiamano Mimì »).