Hypothétique Passion selon Saint-Jean à Lessay
Dans le lieu tout à fait approprié qu'est cette abbaye bénédictine
romane du XIème siècle de Lessay (Manche) résonne l'une des
œuvres emblématiques du répertoire religieux : la Passion selon Saint Jean de Jean-Sébastien Bach. Pour cette œuvre comme pour ce lieu se pose une même question : celle de l'authenticité. Abbaye remaniée à plusieurs
reprises, détruite en grande partie lors du débarquement en juin
1944, elle fut reconstruite dans l’esprit mais pas à l’identique. Dans le cas de la
Passion, il existe quatre versions de l’œuvre, 1724, 1725, 1728 et
1746/47, la première étant de loin la plus connue et la plus jouée.
Le chef Benoît Haller opte lui, pour sa propre version, proposant
celle de 1725 en ajoutant le poignant
chœur d’entrée de la première. Exit donc l’arioso pour basse « Betrachte
meine Seel », les deux airs pour ténor habituellement donnés
avec la première version sont remplacés par deux autres airs
toujours pour ténor et un air de basse « Himmel Reisse ».
Le chœur final change également. Par ces choix, Benoît Haller
privilégie une vision tragique, théâtrale, nerveuse qui se ressent dès le chœur d’entrée en installant immédiatement une
tension qui ne faiblira pas tout au long du drame. Il défend une
vision intimiste avec des parties de chœur tenues par les solistes
eux-mêmes et un effectif instrumental réduit. Il souhaite également
dépasser le cadre liturgique afin que le texte biblique devienne
parlant pour l’homme du XXIème siècle, pour qu’il puisse
momentanément s’identifier à l’un des personnages : celui
qui se sacrifie, celui qui trahit, celui qui juge ou encore celui qui
fait souffrir, en demande de pardon. C'est peut-être ainsi pour humaniser
l’Évangéliste qu’il abandonne l’orgue liturgique au profit du
clavecin (réservé au profane) pour l’accompagner dans son
récit.
En résulte une version hypothétique mais cohérente, équilibrée et parlante. Pour l’ensemble des interprètes (de cet ensemble alsacien), la compréhension de la langue allemande est parfaite, les phrasés expressifs sont d’une grande souplesse et assez libres : le fait d’être en effectif restreint permet une plus grande liberté. Les passages les plus probants reviennent au chœur assuré par les seuls solistes (à deux par pupitre) : prononciation, soin apporté au texte, précision des départs, des entrées fuguées et du discours contrapuntique en général.
Le rôle de l’Évangéliste est tenu par Daniel Schreiber. Il développe un équilibre entre chant et récit. Sa voix aisée au timbre clair et à la prononciation exemplaire narre avec conviction le calvaire du Christ. Jésus, interprété par Wolfgang Newerla connaît quelques difficultés dans l’émission des aigus (au point de ne pas toujours être juste) et manque de rondeur dans les graves. Les vocalises tout comme la prononciation sont par contre impeccables, mais sans la présence expressive de la prosodie. Au contraire, son partenaire de pupitre, Matthieu Lécroart incarne Pilate avec conviction. Sa voix projetée aux graves affirmés, son articulation précise tout comme son agilité dans les vocalises où il dégage une grande énergie vocale lui permettent de camper un Pilate déterminé et autoritaire.
Les autres membres du chœur se partagent les airs. Guilhem Terrail (contre-ténor alto) se voit confier l’air « Es ist vollbracht » (tout est accompli), clef de voûte de la Passion, méditation sombre et douloureuse dans l’esprit des Tombeaux français. Sa voix timbrée et colorée se marie avec la sonorité de la viole de gambe. Il sait déployer une virtuosité dans la partie centrale de l’arioso grâce à des vocalises impétueuses. Le premier air pour alto est chanté par Jean-Michel Fumas. Les graves manquent de soutien mais, tout comme les autres chanteurs, une attention est portée à la compréhension et au phrasé. Les airs de ténor reviennent tour à tour à François-Nicolas Geslot et Michael Feyfar. Pour le premier, le timbre est clair, la voix de tête bien maîtrisée, ce qui permet une belle richesse de nuances et d’expression. Quant au second, même si les vocalises sont un peu hachées et les aigus plus tendus, l’air interprété est d’une belle musicalité.
Les deux sopranos interprètent un air chacune. Tout d’abord « Ich folge dir » (je te suis) par Estelle Béréau. L’interprétation manque un peu de grâce et de complicité avec les flûtes, même si la voix est légère, l’articulation et le phrasé soignés. Enfin, l’air « Zerfliesse, mein Hertze » (dissous toi, mon cœur) d'Aurore Bucher. Le timbre est assez brillant et coloré, les vocalises précises et nuancées sont en symbiose avec les bois. Elle dramatise l’air et manque d’un peu de retenue toutefois dans cette déploration devant la mort.
L’ensemble instrumental constitué de 15 musiciens talentueux, dirigé par un chef fougueux, interprète avec cohésion l’ensemble de la partition. Quand après deux heures d’attention soutenue se lève enfin le chœur final teinté de douceur, le public reste muet un instant avant d’applaudir chaleureusement.