Voix humaines et amours désaccordées au Teatro Empire de Buenos Aires
C’est une soirée en deux volets. Dans un premier temps, les spectateurs découvrent dans le hall art-déco du Teatro Empire un « micro-opéra » du compositeur argentin Mario Daris : Mientras el auto espera (Pendant que la voiture attend), d’après une nouvelle d’O. Henry (« While The Auto Waits »), pseudonyme de l’écrivain américain William Sydney Porter (1862-1910). Il est question d’une rencontre contrariée aux abords de la terrasse d’un café entre un jeune homme apparemment de condition modeste et une jeune fille qui semble appartenir à la haute bourgeoisie. Cette différence sociale paraît compromettre le dialogue et la promesse d’un rendez-vous sollicité par le jeune homme. La rencontre tourne court en jouant à plein sur les faux-semblants : si « Elle » (Martina Gioiosa, soprano) se débarrasse de ses parures vestimentaires luxueuses pour prendre son service de serveuse, « Lui » (Lautaro Nolli, baryton) s’engouffre dans la limousine qui l’attend et ordonne alors à son chauffeur « Au Club, Henri ».
La mise en scène d’Antonio Leiva et Silvina D’Onofrio plante un décor minimaliste où l’action est presque entièrement assumée par le chant. Martina Gioiosa épouse, par l’intonation perçante de sa voix haute perchée, la condescendance de son personnage, tandis que la douceur du timbre de Lautaro Nolli, qui induit sa candeur et son embarras, trompe également les spectateurs sur son identité réelle. Rosana Santoro assure une direction d’orchestre précise et enlevée sur la partition figurative, presque cinématographique, et dissonante de Mario Daris (qui peut désorienter le public), à l’image de la discorde sociale et du désaccord sentimental à l’œuvre dans le texte.
Les spectateurs pénètrent ensuite dans la salle du théâtre pour la représentation de La Voix humaine de Poulenc (1959). Une deuxième surprise les attend. « Elle », rôle unique de la pièce créée par Cocteau en 1930, est interprétée par la soprano Elisa Calvo qui, vêtue d’une robe et d’une coiffe noires typiques de l’entre-deux-guerres, entonne Youkali de Kurt Weill et Roger Fernay qui annonce la couleur d’un amour désenchanté.
La chanteuse réintègre son chez-soi d’où retentissent successivement pas moins de trois téléphones. En effet, la mise en scène d’Antonio Leiva exploite toute la largeur de ce sobre intérieur d’époque, le miroir déformant accentuant le mal qui ronge ce personnage. Mais son mal-être ne semble pas que psychologique. Elisa Calvo, effectivement souffrante ce soir-là, a courageusement tenu à maintenir le spectacle, au détriment de sa prestation vocale, irrégulière. Si la fébrilité physique peut favoriser l’expression physique d’une forme de déchéance dans son jeu théâtral (le geste et les poses sont particulièrement justes), elle dessert naturellement l’interprétation vocale en particulier au début de la représentation, alors que la chanteuse démontre par la suite une puissance dans l’émission digne d’intérêt (« Ah ! tu ris ! »). Les intonations et inflexions relèvent avec justesse la fragilité du personnage, et la voix sait parfois imprimer des couleurs larmoyantes ou désespérées, exprimant les nuances vocales des malentendus et des désaccords. Mais une diction défectueuse ne favorise pas la compréhension des paroles et fragilise l’intensité dramatique : les confusions entre les sons consonantiques s/z, ch/j (les vibrations attendues n’étant pas toujours reproduites), sont préjudiciables, tandis que la fermeture du « u » caractéristique du français est parfois prononcée à l’espagnol (sur « ridicoule » justement). Si la voix d’Elisa Calvo est haute et claire, le chatoyant timbre flûté qui l’anime souffre malheureusement du fait que l’orchestre couvre à maintes reprises ses interventions les plus délicates (d'autant que la salle ne dispose pas de fosse). Les phrasés piano de la chanteuse, et à plus forte raison lorsqu’ils doivent être exécutés pianissimo, sont ainsi souvent inaudibles dans la balance avec l’orchestre dirigé par Silvana D’Onofrio.
La Orquesta de la Fundación Musizap, qui œuvre dans des projets de réinsertion sociale qu’il convient d’encourager, assure une prestation inégale : si l’intonation des cordes n’est pas exempte de tout reproche, les vents et les percussions en revanche assument leur rôle avec précision et efficacité dans l’exécution d’une partition complexe et exigeante.
La touchante fragilité d’Elisa Calvo (par son état de santé propre comme par l’interprétation de ses amours désaccordées) emporte l’adhésion du public qui réserve un accueil chaleureux à tous ceux ayant permis la représentation de cette première de La Voix humaine au Teatro Empire.