C'est baroque ! Haendel à Stockholm, épisode II - Ariodante
Juste deux jours après la première d'Acis et Galatée à « Confidencen », le théâtre rococo inauguré en 1753, le plus célèbre (mais de treize ans plus jeune) Théâtre du Château de Drottningholm (lui aussi situé à la périphérie de la capitale suédoise) présente un autre opus signé Georg Friedrich Haendel : Ariodante. Là aussi, la salle comble peut d'emblée se réjouir de décors et de costumes qui renvoient au siècle du compositeur. Un premier lever de rideau lentissime trouve son pendant dans la chorégraphie de Caroline Finn, qui présente tout d'abord les solistes sur le plateau avec une gestuelle ralentie à l'extrême, pour ensuite progresser en un mouvement scénique abouti, une particularité qui rend difficile l'identification initiale des personnages (et qui prive les chanteurs d'un moyen essentiel d'expression). Nicola Raab, responsable de la mise en scène, a complété la distribution vocale avec cinq figurants-danseurs en habits noirs modernes. La progression narrative est une déconstruction jusqu'aux sous-vêtements monochromes des personnages et au squelette de la machinerie théâtrale, tandis que la dramaturgie prescrite par la musique de Haendel reste intacte.
Deux sopranos italiennes interprètent Ginevra, fille du Roi d'Écosse et fiancée d'Ariodante, et son amie Dalinda. Cette dernière est incarnée par Francesca Aspromonte, qui assumera en novembre le rôle de Iole dans Ercole amante à Versailles et à l'Opéra Comique. Elle investit sa diction précise, sa présence dramatique et émotionnelle dans les dialogues et rend ses arias avec un timbre clair, de plus en plus arrondi. En Ginevra, Roberta Mameli offre une approche vériste, réaliste dans l'expression mais dont les coloratures sont moins définies et équilibrées que celles de ses collègues. Elle contrebalance ce défaut à l'acte deux par des détails précis et organiques, valorisant chaque mot : un arioso en fragments continus, suggérant une fragilité expansive et la richesse d'une expression dénudée, comme si elle luttait pour remonter à la surface et reprendre son souffle, à l'instar de son bien-aimé Ariodante, dont la tentative de suicide par noyade est illustrée en parallèle à travers la magnifique machinerie rococo.
Le père de la Princesse est accompagné sur scène par Olof Lilja en Odoardo, qui donne vie à ses répliques par son beau ténor et son articulation détaillée. Johannes Weisser propose une interprétation vocale du Roi, dont la pulsion dramatique dans les récitatifs et les outrages latents (mais habilement intégrés) dans ses coloratures exigeantes s'unissent avec un ton doux et sincère que le baryton norvégien maîtrise sur toute la tessiture.
Le rôle de Lurcanio, frère d'Ariodante, est confié à Martin Vanberg. Son labeur, parfois légèrement perceptible quand la présence dramatique cède la priorité aux défis de l'écriture vocale, porte assurément ses fruits à mesure que son chant gagne en souplesse et ses coloratures éprouvantes en brillance, l'auditoire appréciant surtout la tendresse et la beauté de son ténor admirablement équilibré. Cet émouvant amoureux de Dalinda voit l'objet de son désir passer la nuit avec Polinesso, un rôle fétiche du contre-ténor français Christophe Dumaux. Son expérience est rendue évidente dans son parcours vocal vers une virtuosité éblouissante, couronnée par des aigus d'une puissance énorme au dernier acte, ce qui contrebalance ses extrême-graves quelquefois détachés du timbre général. Son air de bravoure « Spero per voi » est applaudi avec ferveur par le public, qui se réjouit également de pouvoir enfin profiter de l'art vocal d'Ann Hallenberg, plus célébrée à l'étranger que dans son pays natal. Son timbre naturel, des graves denses aux aigus retentissants, entretient une source inépuisable pour des accents organiques, des nuances précises et des sentiments poignants – même les silences sont chargés d'émotions lors de son aria « Scherza infida », qui représente le clou de la soirée. Bien qu'éloquentes, ses vocalises stupéfient, sans trahir aucun souffle, et si le spectateur pointilleux devine parfois une fatigue légère au fil de ce tour de force interminable, elle reprend vite ses appuis comme si de rien n'était.
Ian Page, expert des répertoires mozartien et baroque, dirige les vingt et un instrumentistes du Drottningholm Theatre Orchestra – y compris deux cors naturels. Tous les coups semblent permis au chef britannique, qui dynamise la partition par des finesses insoupçonnées. Ses modulations fines et pertinentes des tempi, du rythme, du phrasé et de la dynamique, et surtout son attention à l'orchestration étonnamment délicate et moderne révèlent un dialogisme inhérent, entre les familles d'instruments comme entre fosse et scène. Sa direction de l'orchestre, autant illustrative que porteuse du drame, offre une approche rafraîchissante à laquelle les spectateurs font un triomphe.