Lucia furiosa au Festival de Belle-Île-en-Mer
Excitation, enthousiasme, connivence entre musiciens, public, organisateurs sont perceptibles dès l’entrée dans la salle Arletty. Les musiciens, déjà à leur pupitre, répètent dans une joyeuse cacophonie, échangent avec des spectateurs jusqu’au moment où une brume envahit le plateau avant que l’éclairage ne s’atténue, instaurant peu à peu le silence nécessaire à l’entrée du chef d’orchestre. Les timbales des premières mesures semblent déjà peindre le cortège funèbre de la pauvre héroïne vers son tombeau. Impression doublée visuellement par la déambulation silencieuse d’un personnage fantomatique, en robe de mariée.
La metteure en scène écossaise, Denise Mulholland a situé l’action dans son pays, dans les années 1700 (comme Walter Scott, à l’origine du livret avec son roman, La Fiancée de Lammermoor) et s’appuie sur un arrière plan historique où le pays connaît une guerre civile aux lourdes conséquences entraînant une société détruite et divisée en clans. La mise en scène sobre et compréhensible utilise intelligemment la faible ouverture de plateau. Deux plans scéniques délimités par un voile permettent au premier plan de suivre l’action tandis qu’au second plan, derrière le voile, se trouve un lit où est assise ou allongée Lucia lorsqu’elle n’est pas protagoniste. Ainsi, rien n’échappe à ses proches qui peuvent la surveiller, l’espionner, la manipuler. Les moments intimes de sa vie sont ainsi dévoilés comme lorsqu’elle lit les lettres de son amant. Les clans se reconnaissent aisément grâce aux différentes écharpes en tartan : à dominante rouge pour le clan Ashton (Lucia et son frère Enrico), gris pour celui des Ravenswood (Edgardo, l’amoureux de Lucia) et noir pour celui de l’époux imposé, Arturo Bucklaw. L’ajout d’un personnage fantôme, double de Lucia, qui observe, déambule tel un spectre jusqu'à s’unir avec Edgardo au moment de sa mort clarifie également certains passages ou intensifie la tension dramatique. La facilité de compréhension est également enrichie par un jeu de lumières, conçues par Alizée Bordeau, suggérant les changements de lieu, d’ambiance et de sentiments.
L’investissement de la distribution est visible et audible même s’il en résulte par moment une sensation de saturation sonore (probablement due à des chanteurs habitués à de plus grandes scènes lyriques, ici face à un effectif d'une douzaine de musiciens).
La soprano maltaise Nicola Said incarne la maudite Lucia et construit graduellement le basculement de son personnage vers la folie. La chanteuse propose une femme à la fois fragile, spontanée et touchante. La multiplicité des expressions se retrouve également dans la voix brillante, puissante, agile, aux aigus perçants. Les effets "délirants" (trilles, suraigus) sont dosés afin de ne pas diluer l’essence tragique du personnage. La voix s’allège progressivement (fin de l’acte 2 et acte 3) comme pour dénoter sa transfiguration morale.
Aaron Short, aux allures quelque peu "pavarotiennes", est un Edgardo au coffre de ténor très puissant, incarnant un amoureux aux sentiments exacerbés. Souvent dans le registre de l’emportement, de la fureur jusqu’à surprendre ses partenaires lorsqu’il tape violemment du poing sur la table en apprenant qu’il a été trahi ou lorsqu’il arrache la bague du doigt de Lucia. Il ne module pas cependant son registre : sa voix au large vibrato est poussée dans les aigus et utilise très peu sa voix mixte (vers la voix de tête) pour développer des nuances plus subtiles (elle faiblit d'ailleurs sur son dernier air).
Christian Bowers campe Enrico, frère de Lucia, qui pour rester au plus haut niveau de la vie politique, n’hésite pas à sacrifier sa sœur. Pour incarner ce personnage autoritaire, imposant, rogue, vipérin, la sombre voix du baryton est puissante, bien projetée, homogène sur l’ensemble de la tessiture même si les aigus sont un peu serrés de prime abord. Seule la compréhension (comme pour l’ensemble de la distribution masculine) est difficile, faute d’accents placés, d’attaques de consonnes percutantes, de "r" engorgés.
La basse de Colin Ramsey dans le rôle de Raimondo impressionne par les graves profonds d'une voix bien projetée sur un legato impeccable. Tyler Nelson prête sa voix de ténor au timbre clair et velouté, au phrasé immaculé au personnage d’Arturo. Autre ténor à la voix aussi affirmée et bien projetée, celle de Michael Kuhn interprétant Normano. Enfin, Alisa, la dame de compagnie de Lucia, est interprétée par la jeune française Marie Cayeux. Sa voix au timbre clair est légèrement vibrée et le phrasé est soigné, bien qu’en dessous au niveau puissance.
Le chœur réunit les jeunes chanteurs de l’académie d’été du festival (répartis entre chanteurs français et américains). Préparés, investis scéniquement, la pâte sonore est équilibrée et se marie avec les voix des solistes. La partie orchestrale est une réduction pour 14 musiciens faite par Francis Griffin. L’effectif ainsi réduit n’en demeure pas moins efficace. Placé au plus proche de la salle, chaque musicien traité comme chambriste souvent seul à assurer leur partie, suit la direction tout en finesse et précision du chef d’orchestre. Les intentions dramatiques sont présentes même si les tempi imposés par les chanteurs sont parfois plus rapides que la musique et les nuances non affirmées dans le registre doux.
Le public de connaisseurs que constituent les habitués du festival applaudit chaleureusement et savoure sa chance d’assister à des productions lyriques dans un tel cadre insulaire parmi l'équipe de bénévoles très investie.