Les Brigands de Verdi en haut de l’échelle : La Scala triomphe à Savonlinna
Comme de coutume, la ville de Savonlinna accueille cet été une équipe étrangère qui présente un opus aux spectateurs du festival. Cette fois-ci, c’est le théâtre de La Scala qui amène son orchestre et ses chœurs, ainsi que la nouvelle production des Brigands (I masnadieri) de Giuseppe Verdi, cette œuvre rare qui vient de retourner à Milan après une absence de 41 ans.
La mise en scène de David McVicar (dont le Rigoletto vient de faire murmurer les murs funestes du château fort Olavinlinna) a elle aussi été importée et adaptée pour cet endroit unique, en préservant les costumes de Brigitte Reiffenstuel et les éléments-clés des décors (Charles Edwards) – des lits métalliques, un portrait d’Amalia, une statue imposante, une balustrade – également détaillés dans notre compte-rendu de ces Brigands Milanais, ainsi que le figurant omniprésent (Claudio Pellegrini), qui représente apparemment le jeune Schiller (auteur de la pièce originale), l’Étudiant (comme précise le programme de salle) et « l’alter ego de Carlo », à en croire un poste publié par Lisette Oropesa sur Facebook.
Lors d’un concert de gala deux jours avant, le chef Michele Mariotti avait dirigé l’orchestre et les chœurs de La Scala avec goût, invitant les auditeurs à parcourir l’écriture subtile du compositeur en proposant un portrait à la fois complexe et cohérent. Dans le cas des Brigands, l’enjeu est autre et le chef italien sait exactement où introduire un nouveau tempo pour éviter que la musique ne perde son nerf dramatique. Son attention aux détails de la partition, comme les variations minuscules dans l’orchestration ou les effets sonores qui accompagnent le texte chanté, y contribuent également. À l’instar de la dramaturgie de l’œuvre, il varie le ton orchestral selon l’état d’esprit de celui qui s'exprime (personnage ou chœur). Il laisse ainsi deviner l’embryon de l’avant-gardisme des œuvres comme Don Carlos ou La Force du destin (qui s’inspirent tous deux de Friedrich Schiller), où des fragments discordants peuvent s’enchaîner sans transitions. L’apogée de cette écriture moderne est atteinte au dernier acte, où la narration du rêve de Francesco semble être conçue en composition continue, en suivant le texte au plus près sans reprise ni redite. L’impact est aussi renversant qu’un film d’horreur, l’orchestre surpassant n’importe quel écran avec sa force évocatrice. Les chœurs, préparés par Bruno Casoni, bénéficient de l’entraînement dynamique de Mariotti et contribuent en grande partie au drame, dans lequel ils assument des fonctions tantôt commentatrices, tantôt interactives (les belles sonorités émanant des coulisses) face aux déroulements sur scène, passant avec aisance d’un ton à peu près angélique aux assourdissantes scènes de masse.
Le plateau vocal, formé avec les mêmes solistes qu’un mois avant à La Scala, se porte à merveille, même dans les rôles secondaires. Matteo Desole augmente l’importance dramatique de Rolla en déployant son ténor clair, expressif et bien projeté. À l’acte II, il incarne un tourment devenu presque physique, et son récitatif du premier tableau est prononcé avec un ton qui se place entre chant et quasi-parlé. Arminio, le chambellan de la famille Moor, est interprété par Francesco Pittari avec un caractère direct, dans son chant comme dans son jeu, qui rend surtout crédible la peur du personnage face aux décrets de son maître Francesco. Alessandro Spina campe le rôle court de Moser avec une basse aussi majestueuse qu’effrayante, et rend justice à ce représentant religieux (qui préfigure le Grand Inquisiteur de Don Carlos) avec son instrument excellemment équilibré.
Le quatuor principal n’est pas moins impressionnant. L’endurance et l’assurance vocale de Fabio Sartori sont remarquées : tout au long de la soirée, il chante le rôle de Carlo avec une puissance palpitante, qui perce sans peine le massif choral. La plupart du temps, le vif accompagnement orchestral épouse cette interprétation. Si cette machine de colère ne peut passer à la vitesse supérieure, il sait tout de même adapter sa dynamique aux nuances plus douces pour ses duos et trios, ou s’intégrer comme une voix (parmi les autres) dans la communauté des brigands.
Son frère Francesco, tenu par Massimo Cavalletti, régale la salle d'un chant verdien infiniment noble (vu le caractère du personnage) et une douceur sincère se mariant avec une caractérisation sophistiquée à travers la dynamique et les couleurs vocales. Sa maîtrise exemplaire de son instrument bien charpenté rend également possibles de belles lignes musicales et des démonstrations de puissance, ce qui lui assure des réactions enthousiastes du public, qui apprécie également la prestation de Michele Pertusi dans le rôle de son père Massimiliano. Faisant son entrée en fauteuil roulant, ses moyens vocaux n’indiquent aucune faiblesse liée à l’âge du personnage. Il prête son beau legato et ses aigus déterminés à un portrait qui touche par ses finesses de rythme et de couleur, y ajoutant parfois une gestuelle presque spectrale.
Lisette Oropesa s’attaque au rôle à l’origine conçu pour Jenny Lind (dont le bicentenaire sera sans doute commémoré l’année prochaine en Suède). Ce seul personnage féminin se révèle le plus attentionné de tous. L’Amalia d’Oropesa n’a pas que le cœur sur la main, mais également sa respiration et ses palpitations, qui deviennent pratiquement physiques d’une manière qui évoque le souffle audible d’une Violetta ou d’une Gilda. Oropesa sait profiter au maximum de l’écriture vocale : plus ses coloratures et ses sauts impeccables entre les registres montent vers les niveaux stratosphériques, plus son timbre chaleureux et teinté de mélancolie gagne en beauté et en sûreté. Lorsqu'elle apprend que Carlo est en vie, elle effectue un changement soudain d'intention, touchant à la folie, qui offre un instant irrésistible. Les spectateurs ravis s’unissent pour la récompenser, elle, ses collègues et tout l’orchestre (qui vient sur le plateau), d'une ovation debout.