Les Maîtres désenchantés et en chanteurs à Bayreuth
Le public mesure désormais à quel point le travail de Barrie Kosky dans ces Maîtres chanteurs a pu mettre en valeur la part d'analyse historique et politique de la société allemande en général et de la réception de Richard Wagner en particulier. Si Stefan Herheim avait osé dans Parsifal mettre en scène la Villa Wahnfried en l'inscrivant dans un continuum historique, Kosky quant à lui, détourne l'attention et sous couvert de légèreté, emporte dans un tourbillon d'images dont la charge polémique éclate telle une bombe à retardement.
Ces Maîtres-chanteurs sont les copies conformes de ces bourgeois du XVIe siècle que la mise en scène transpose avec malice et cynisme dans la très anachronique salle du procès de Nuremberg dans laquelle furent jugés les criminels nazis qui avaient pu être arrêtés. Kosky donne à lire très brutalement la réalité de ces "règles" du chant mises en parallèle avec les lois raciales édictées dans cette même ville de Nuremberg. Sa mise en scène se lit sur plusieurs niveaux et, en particulier celui de la combinaison entre la biographie de Richard Wagner et celle des personnages de son opéra. Le compositeur partage son béret et ses favoris avec Hans Sachs, Cosima devient Eva dont le père n'est rien d'autre que Pogner-Liszt. Ce jeu de chaises musicales aboutit au personnage de Beckmesser sous la figure d'Hermann Levi, le chef juif qui créa Parsifal.
L'allusion à l'antisémitisme se lit à l'issue de la Festwiese, lorsque le délire se transforme en pogrom et qu'une baudruche gigantesque et caricaturale apparaît sur scène. Beckmesser est à la fois le juge impartial et la victime, à la fois expression d'une société intolérante et expression de cette intolérance même. Un seul viendra pourtant témoigner à la barre des accusés : Richard Wagner en personne, dont le plus grand crime aura été d'avoir servi de prétexte à un régime politique qui a voulu s'approprier la beauté esthétique de sa musique.
La distribution de cette troisième année est quasiment inchangée, à l'exception –notable– du rôle d'Eva, pour la première fois tenu par une voix capable d'imposer une ligne et une tenue exceptionnelle de bout en bout. Cet exploit est assumé par Camilla Nylund qui, le lendemain d'une Elsa d'exception, tutoie à nouveau les sommets avec un art consommé des aigus adamantins et une belle palette de nuances irisées. Le timbre de Klaus Florian Vogt se marie à merveille avec sa partenaire, imposant un Walther juvénile avec des agilités sans égales dans les changements de registres. Michael Volle complète cette saine Trinité en empoignant le rôle de Hans Sachs avec une énergie et un brio dont il est difficile de mesurer les limites, tant il semble souverain et maître de son art. Magdalene et David ont trouvé en Wiebke Lehmkuhl et Daniel Behle, deux interprètes majeurs qui habitent le plateau avec une précision et une vitalité qui remplit le moindre repli de deux rôles de premier plan.
Johannes Martin Kränzle fait oublier les limites techniques de son Beckmesser pour se livrer corps et âme à la direction d'acteur volubile que lui impose la mise en scène tandis que Günther Groissböck campe un Pogner véhément et compatissant. Dans le cortège des Maîtres, se distinguent le toujours excellent Hans Poltz de Timo Riihonen, le pétulant Kunz Vogelgesang de Tansel Akzeybek et Wilhelm Schwinghammer débutant avec assurance et bonhommie dans le rôle du Veilleur de nuit. Eberhard Friedrich parvient à régler les chœurs de manière impeccable, tant sur le plan vocal que dans les prouesses virtuoses de la scénographie.
Seule la direction de Philippe Jordan pourra sembler presque atone quand tout autour clame, chante et virevolte. Les équilibres et les nuances sont assurées avec une prudence qui vient quasiment contredire le travail d'orfèvre de Barrie Kosky.