La latinité retrouvée de Villazón et Barenboim au CCK de Buenos Aires
C’est un retour aux sources, tant pour Daniel Barenboim, l’homme aux quatre passeports né Argentin (mais également citoyen israélien, espagnol et palestinien), que pour le ténor franco-mexicain Rolando Villazón. Les quelques deux mille spectateurs de la splendide salle symphonique du CCK acclament les deux artistes dès leur entrée en scène, pour une soirée divisée en deux parties dont la cohérence et la complémentarité programmatiques sautent au yeux : la première, d’inspiration ibérique, inclut les Siete canciones populares españolas (Sept chansons populaires espagnoles) de Manuel de Falla ainsi que six des Chansons classiques espagnoles du compositeur catalan Fernando Obradors, tandis que la seconde, franchissant l’Atlantique, présente les Cinco canciones de niños (Cinq chansons d’enfant) du Mexicain Silvestre Revueltas, Las nubes (Les nuages) de l’Argentin Carlos Guastavino, ainsi qu’une sélection de chansons sud-américaines traditionnelles. Trois rappels, entrecoupés par des salves d’applaudissements, viennent clore le spectacle avec trois grands classiques : un retour à Ginastera, avec « La rosa y el sauce » (La rose et le saule), « Muñequita linda » (Jolie petite poupée) de la mexicaine María Grever et enfin un célébrissime tango signé de Carlos Gardel : « Mano a mano ».
Les deux protagonistes de la soirée contrastent de prime abord par leur attitude respective : si le chanteur accapare tous les regards en plaçant l’expression corporelle, et de façon croissante, au service de ses qualités vocales, le pianiste impressionne pour des raisons totalement inverses, tant sa quiétude et son immobilisme dans la posture dénotent une concentration et une maîtrise sans faille sur un répertoire qui ne lui est pas si familier en tant que concertiste (il joue d’ailleurs à cette occasion sur partition). Il s’agit bien d’un duo entre les deux hommes : en lui offrant un écrin propice et inspirant en termes de volume, de nuances et de couleurs, le jeu de Daniel Barenboim, sans jamais voler la vedette au chanteur mais en rappelant constamment son appui rythmique et mélodique, place la voix de Rolando Villazón dans les meilleures conditions qui soient.
C’est sous couvert de complicité que ce duo prend forme : tout deux puisent dans leurs origines pour faire surgir cette latinité, cette brillance, ces couleurs chatoyantes, cette chaleur, mais aussi cette nostalgie, cette mélancolie, cette langueur parfois mêlée d’espoir, cette saudade qui inspirent l’esthétique des œuvres choisies. À l’ampleur de la voix répond la plasticité du piano : les contrastes sont saisissants sur « Chiquitita la novia » (Toute petite la fiancée) de F. Obradors. C’est un enchevêtrement entre ce caractère latino des formes folkloriques et un raffinement propre à l’art lyrique qui est alors à l’œuvre. Des titres de Manuel de Falla comme « El paño moruno » (Le tissu maure), dans sa facture andalouse et ses volutes vocales arabisantes, ou « Nana », où le vibrato de Villazón fait bien ressortir cette hispanité, en sont des exemples probants. La complicité des deux artistes est aussi celle qui enjoint le public à davantage de discipline : il lui est reproché, à grands renforts de gestes, des applaudissements inappropriés après chaque titre, tandis que Barenboim, l’œil courroucé, tend un mouchoir quand des toux intempestives se font entendre.
Si la voix de Rolando Villazón, qui a une longue et brillante carrière de soliste derrière lui, a pu s’assombrir un peu au fil du temps et des aléas de santé, la chaleur de son timbre corsé assez caractéristique d’un chanteur latino-américain, reste intacte. Les médiums demeurent feutrés et soyeux. Les inflexions vocales sont suffisamment hautes, claires et robustes, en particulier parce qu’il chante dans sa langue maternelle, l’espagnol, dont le spectre sonore est de nature à renforcer ces aspects. Les pièces exécutées présentent toutes des ambitus qui ne sont pas réellement de nature à le mettre en difficulté : il s’autorise même, sur « Muñequita linda », de chanter la dernière syllabe de « siempre hasta morir » (toujours jusqu’à la mort) à l’octave supérieure, en voix de fausset. La technique du chanteur impressionne au fur et à mesure du récital : l’extrême longueur du souffle, les subtiles variations sur le phrasé, le jeu permanent sur les nuances, les volumes, la hardiesse et l’aisance de certaines projections en fonction des mouvements de tête (très fréquents) parfaitement synchrones avec les accords forte en staccato du piano, sont autant de ressources qui témoignent de l’expérience du ténor.
Du feu dans une étoffe de soie : le duo formé par Villazón et Barenboim est bien un « Mano a mano ». Le tango de Gardel est celui qui voit les bras et tout le corps du pianiste s’animer enfin et retrouver instinctivement sur son clavier des gestes qu’il a vus dans son enfance, tandis la prononciation typique du Rio de la Plata est imitée par le chanteur (le mot « ayuda », dans les paroles, est chuinté comme il se doit à Buenos Aires). Cette couleur locale à visages découverts fait sourire le public et leur renforce encore, à tous deux, un succès considérable.