Don Giovanni aux Chorégies : sexe, mensonges et vidéos
Comment animer le gigantesque mur du Théâtre Antique d’Orange ? La mise en scène de Don Giovanni exploite le spectaculaire vidéo-mapping développé par le groupe D-Wok avec lequel Davide Livermore avait déjà collaboré à La Scala ou à Monte-Carlo. Le rendu est impeccable et marque les esprits : il trompe l’œil en donnant de nouveaux aspects à la pierre, et permet de déployer des décors aussi divers et inventifs qu’un ciel étoilé, un décor de femmes nues ou de beaux motifs abstraits.
La mise en scène de Davide Livermore réconcilie l’opéra avec la tradition italienne du dramma giocoso et regorge d’éléments comiques qui fonctionnent d’autant mieux qu’ils sont inattendus : pour ne citer qu’eux, l’arrivée tonitruante de Don Giovanni dans un taxi new-yorkais, ou Leporello en bête de somme tirant un cheval. L’accent est mis sur un hédonisme charnel : les réceptions données par Don Giovanni deviennent de vastes orgies sexuelles, et Leporello emmène Donna Elvira sur la banquette arrière d’une voiture.
Il est toutefois difficile de discerner un fil rouge et une vision globale de l’œuvre sans s’en référer à la note d’intention, où Davide Livermore évoque un combat traversant les époques entre conservateurs et révolutionnaires : la mort de Don Giovanni aux mains du Commandeur sur fond de guerre des gangs serait un reflet du triomphe des réactionnaires à notre époque. Certes, mais plusieurs questions restent sans réponse, comme ces cadavres de jeunes filles ensanglantées qui semblent rapprocher Don Giovanni de Barbe Bleue, la calèche de Donna Anna et de Don Ottavio utilisée comme symbole de leur appartenance à la noblesse d’une époque passée, alors que les autres allusions au XVIIIe siècle dans la mise en scène (le pape Benoît XIV, les dates de Mozart) évoquent plutôt l’esprit des Lumières, ou encore la présence, pendant l’acte I, du cadavre d’un double de Don Giovanni, qui sera recriblé de balles pendant l’air du Catalogue. Autant de questions qui obscurcissent la lecture de l’idée initiale, et qui vaudront quelques huées à Davide Livermore à la fin du spectacle.
L’emblématique Ouverture donne le ton de l’interprétation instrumentale par l’Orchestre de l’Opéra de Lyon. Les pupitres sont denses, dynamiques et s’offrent le luxe de mettre en relief des aspérités au sein de la partition tellement célèbre de Mozart. L’effectif réduit n’a aucune difficulté à emplir le Théâtre Antique et s’il a tendance à recouvrir les chanteurs dans la première partie de l’acte I, il parvient à s’adapter sous la baguette de Frédéric Chaslin, sobre, douce et bienveillante. Le continuo au pianoforte de Mathieu Pordoy parvient à rester au diapason des multiples changements de rythme essaimés par les solistes pendant les récitatifs. Les Chœurs des Opéras de Lyon et de Monte-Carlo, déjà peu sollicités par la partition, sont sonorisés et dissimulés à la vue pour le chœur de démons final.
Igor Bakan campe un Masetto truculent, cocasse et débraillé, plus proche du Pierrot de Molière que des incarnations habituelles du rôle. La projection est cependant très assurée et la voix sait transmettre la rage jalouse du mari trompé. Sa Zerlina, la mezzo-soprano Annalisa Stroppa, a tendance à recourir à un ample vibrato sur « La Ci Darem la Mano ». Elle démontre ensuite un aplomb remarqué et une agilité de colorature conforme à l’esprit de l’œuvre.
Stanislas de Barbeyrac avait triomphé dans le rôle de Don Ottavio à Paris, Munich et à New York cette année. Sans surprise, il offre encore ici une prestation très aboutie. Son timbre lumineux saisit le public en particulier sur « Dalla sua pace », interprété avec délicatesse et sincérité dans un cadre intimiste devant l’orchestre. Les graves sont faciles et généreux, la voix passe avec aisance et nuance du murmure aux éclats. Mariangela Sicilia remplace Cristina Pasaroiu, elle-même remplaçante de Nadine Sierra dans le rôle apparemment maudit de Donna Anna. Un peu en retrait de son fiancé en début d‘opéra, elle gagne en présence dans l’acte II : son timbre délicat et subtil récolte des applaudissements spontanés sur « Non Mi Dir ». Son jeu d’actrice sait s’adapter à la mise en scène qui fait d’Anna une amante consentante de Don Giovanni, mais réticente à cet abaissement moral et social : l’une des illustrations les plus convaincantes de la soirée quant à la dualité entre la bienséance conservatrice incarnée par son couple et les mœurs plus libérales du personnage-titre.
Karine Deshayes poursuit la sopranisation de son instrument et semble désormais pouvoir chanter le rôle de Donna Elvira dans son sommeil. Ses interventions sur scène ne sont plus ressenties comme des dérèglements de la mécanique diabolique de Don Giovanni mais comme des entrées triomphales tant sa présence vocale et scénique est marquante. Le timbre est clair et aérien, les legati sont poignants. L’agilité est toute belcantiste mais l’intensité désespérée de la femme trompée sait aussi transparaître notamment dans le deuxième acte.
Erigé par la mise en scène en adversaire intemporel de Don Giovanni, le Commandeur d’Alexeï Tikhomirov fait montre d’un timbre puissant de basse profonde. Son intervention la plus marquante intervient lors de la scène du cimetière, où il est remplacé fort à-propos par la statue antique de l’empereur Auguste. Ses avertissements sonorisés dans l’obscurité de la nuit orangeoise glacent par leur ampleur et éclipsent, d’un point de vue dramatique, la scène finale, somme toute assez fruste.
Adrian Sampetrean (Leporello) peine à couvrir l’orchestre sur « Notte e giorno faticar » et sur l’air du catalogue. Il se montre par ailleurs très convaincant, avec une diction irréprochable, une belle longueur de souffle et un timing comique qui fait souvent mouche. Très agité sur scène, il fait preuve d’un jeu d’acteur très engagé.
Comme dans le livret, on le confondrait parfois avec son maître Erwin Schrott, référence mondiale dans les deux rôles. Le baryton-basse uruguayen délivre une incarnation rafraîchissante et très latine du célèbre séducteur espagnol. Infatigable acteur, il déborde de gouaille et ne cesse d’interagir avec le public : sondant tantôt celui-ci à la lampe torche, ou lui adressant un clin d’œil complice pendant l’ouverture. Sa présence physique, son timbre chaleureux et insolent lui permettent de prendre l’ascendant à chacune de ses interventions. Certes, son Don Giovanni se permet de prendre d’importantes libertés tant dans les récitatifs que dans la hauteur de certaines notes, mais elles demeurent toujours au service de son incarnation de jouisseur incorrigible qui se moque des règles en place. Lorsqu’il vient entonner l’air du champagne devant l’orchestre, ou qu’il interprète face à la cavea (gradins de l'amphithéâtre) plutôt qu’à une fenêtre sa sérénade « Deh Vieni alla Finestra », le public, tel Donna Elvira, oublie les errements du passé et cède, impuissant, aux charmes irrésistibles du séducteur. Don Giovanni, c’est bien lui !