Rigoletto à Savonlinna : fort en émotion
Savonlinna et l’équipe musicale venue de La Scala (Milan) offrent une trilogie Verdi. Après Les Brigands et un concert de gala, Rigoletto est repris dans les costumes et décors de Tanya McCallin dont l’originalité consiste à se montrer fidèle au temps et au cadre précisés par le livret tout en tirant profit de l’essentiel du lieu : un simple trône en bois, une table et trois grandes grilles mobiles qui suggèrent tantôt l’auberge de Sparafucile, tantôt une cage qui délimite la liberté de mouvement de Gilda. C’est surtout dans les scènes énergiques de la cour que la lecture de McVicar creuse sa Renaissance sale et violente sur fond de tragédie et libertinage avec force figurantes-victimes attirant l’œil et la compassion du spectateur face aux abus de pouvoir. Par contre, les scènes intimes (et surtout les arias) sont moins intégrées dans l’arc dramatique et la théâtralité verdienne. Par ailleurs, les lumières de David Finn calculent précisément la distance de l’orage qui approche à l’acte III, en un décalage changeant entre l’éclair et le tonnerre qui émerge de la fosse.
Le château et ses murs, qui murmurent autant que les mouettes tournoient à l’extérieur, s’avèrent également avantageux pour l’acoustique. Philippe Auguin, ancien assistant de Karajan et de Solti, dirige l’orchestre de Savonlinna, dont la sonorité est rendue positivement mate et par conséquent beaucoup plus funeste et ténébreuse, voire effrayante. À l’instar de la mise en scène, ce sont les grands épisodes animés qui constituent le point fort musical, avec accelerando soudain. Les chœurs du festival se prêtent aussi bien à la bande de courtisans sans lois qu’aux effets sonores du vent, parfois venant de partout et nulle part, grâce à l’écho léger qui rebondit dans cette acoustique unique.
La Giovanna d’Anu Ontronen avec un mezzo au timbre dense rend crédible l’âge mûr de son personnage et offre un pendant à la Comtesse Ceprano d’Irina Nuutinen (elle aussi munie d’un mezzo timbré), toutes deux incarnant de surcroît une angoisse refoulée. Le Comte Ceprano contrebalance son volume occasionnellement un peu faible par son jeu. Il semble être le seul à oser croiser le regard de Rigoletto à la cour, parmi laquelle les spectateurs apprécient aussi le ténor bien projeté d’Ilkka Hämäläinen en Borsa, les annonces prégnantes d’Andrejs Krutojs (l’Huissier) et Mariia Bertus (le Page), ainsi que Marullo par le jeune baryton Kristian Lindroos (fils de la basse Petri et petit-fils du ténor Peter Lindroos), qui énonce les dernières nouvelles de l’amante présumée de Rigoletto avec un air joyeux et un instrument bien charpenté comme projeté.
Juha Kotilainen prête au Comte Monterone son baryton puissant, luttant avec fureur pour échapper à son exécution imminente. L’importance du désaccord entre Sparafucile et Maddalena, qui donne l’impression que la tragédie finale est encore évitable, est soulignée par Sami Luttinen et Emanuele Pascu : lui avec une basse d’une ampleur impressionnante et une diction naturellement crédible, elle en se servant de ses beaux registres moyens et hauts pour envoyer des signaux contradictoires au Duc (qui est néanmoins d’accord sur leur « jeu dans le jeu », le jeu de rôle entre eux).
Le Duc est interprété par Ivan Magri, qui met en valeur l’empressement du souverain, une hâte qui voisine avec son désespoir ou ses éclats de violence. Il brille ainsi dans les morceaux excités, comme dans son aria « Possente amor », et module savamment son intonation pour évoquer l’ivresse qui l’inspire à chanter « La donna è mobile ». Occasionnellement il se montre vocalement mobile et mène son ténor clair vers un ton plus doux, en contraste avec le chant vigoureux, qui prédomine dans son interprétation.
Le baryton slovaque Dalibor Jenis apparaît en Rigoletto avec des béquilles, des habits noirs et un chapeau grotesque. Il peint d’emblée le portrait d’un père qui veut à toute force cacher son for intérieur, aux courtisans comme à sa propre fille – peut-être même au public, qui s’efforce de discerner ce qui se cache au fond de ses variations de couleur délicates. Or, cette bulle protectrice finit par éclater, mais cela déchaîne en revanche une oscillation entre explosivité et de longues lignes, entre un ton réconfortant envers Gilda et la raillerie confiante devant le cadavre dans le sac.
Toute la salle, et non pas seulement les Finlandais, se réjouit de voir sur le plateau Tuuli Takala (elle remplace Cristina Pasaroiu). Elle se déploie en trois Gilda aux voix différentes, d’abord sa brillance juvénile et sa technique magistrale quand elle tente en vain de communiquer avec son père introverti, répétant ses mélodies avec son soprano équilibré. À l’acte II, sa voix est imprégnée d’une larme, sur le point de briser, son apparence et sa respiration trahissent une douleur émotionnelle devenue physique, mais en s’adaptant de nouveau au langage musical de son père, les larmes vocales de Gilda se transmettent à Rigoletto et influencent son expression vocale. La défaite irrévocable s’accomplit au dernier acte : le chant de la jeune mourante, naguère si beau et fluide, devient de plus en plus essoufflé, sec et fragile – jusqu’à la note finale de Gilda, omise (ou au moins laissée inaudible) par la soprano finlandaise. La salle récompense Takala et ses collègues – y compris le chef français, qui attend son tour en riant sur le plateau – avec de longs applaudissements.