Une Flûte qui enchante Buenos Aires et son Teatro Avenida
C’est à guichet fermé que la représentation de cette Flûte réenchantée s’ouvre. Réenchantée parce que María Jaunarena a effectivement ressuscité, dans le cadre du vingtième anniversaire de la compagnie Juventus Lyrica (voir notre compte-rendu de La Traviata), la séduisante mise en scène qui a reçu le Prix de l’Association des Chroniqueurs de Spectacle (ACE) six ans plus tôt. Les costumes originaux (imaginés par elle-même), les décors inventifs et les lumières soignées (signés par Gonzalo Córdova) sont les lignes de force de cette mise en scène, sobre et élégante, qui figure davantage le merveilleux qu’elle ne le représente. L’arrière-fond noir qui s’ouvre et forme un clair de lune lumineux croissant en coulissant, et d’où s’extirpent les trois sorcières dans leurs robes chauves-souris de couleur noire, sur fond de contraste des coloris, marque les esprits.
La direction musicale est assurée par l’Argentin Hernán Schvatzman, chef invité qui dirige la compagnie hollandaise Opera2Day et officiait déjà en 2013 à la même place. Les gestes sont précis, les intentions louables pour faire résonner les musiciens présents en fosse et dans les premiers balconnets attenants à la scène, où sont placées les percussions. Dès l’ouverture, enjouée et enlevée, les volumes sont bien maîtrisés et donnent le ton à l’ensemble, chaque famille d’instruments apportant sa pierre à un édifice complexe. La flûtiste en fosse, et Nazareth Aufe qui incarne Tamino sur scène font coïncider leurs efforts pour que le geste visuel et la mélodie de la flûte magique soient synchronisés. Dans le même esprit, Hernán Schvatzman partage la bouteille de vin tendue par Gabriel Carosso (Papageno) pour jouer le jeu de la beuverie, et massacre volontairement quelques mesures de la partition en faisant jouer totalement faux ses musiciens pour manifester cette interaction aussi originale qu’inattendue avec l’ivrogne oiseleur. Le public est hilare à cette occasion.
L’Uruguayen Nazareth Aufe (Tamino) est un ténor appliqué vocalement et impliqué dramatiquement, son interprétation s’améliore au fur et à mesure de la représentation. Si la voix, lumineuse et fraîche, paraît un peu faible en volume, elle s’échauffe, prend des couleurs et une profondeur qui enrichissent son personnage et rendent plus crédible son statut de prince. Sa promise, Pamina, est chantée par Jacqueline Livieri : la voix est haute, forte et brillante, d’un profil cristallin et éthéré qui lui permet de planter un personnage également investi sous l’angle du jeu théâtral. Son timbre fait preuve d’une belle linéarité sur toute la tessiture, exploité sur l’air « Ach, ich fühl’s, es ist verschwunden! » (Ah, je le sens, elle est évanouie !), où toute la langueur du propos prend, avec le travail sur le phrasé, des reliefs poignants.
La Reine de la nuit ayant abdiqué (pour des raisons non éclaircies), il a fallu remplacer Oriana Favaro au pied levé et c’est une jeune soprano, Constanza Díaz Falú, qui est chargée de ce rôle qu’elle a déjà interprété en 2015 au Teatro Empire de Buenos Aires. La voix, agile et alerte, est joliment flûtée tandis que l’émission, saine, est puissante. Les suraigus et la projection manquent toutefois d'assurance (et de souffle en final) sur le grand air « Der Hölle Rache » (La colère infernale). Son manque de maturité vocale ou de virtuosité se trouve compensé par un courage et une audace scénique qui forcent le respect.
Les trois Dames (Laura Penchi, Véronica Canaves et Rocío Arbizu) sont des sorcières shakespeariennes dans leur jeu. Les timbres de leurs voix se marient de façon harmonieuse, chacune apportant à ce trio maléfique sa déclinaison vocale propre. La voix barytonante de Gabriel Carasso (Papageno) est assez haute et claire mais c’est surtout un acteur investi, y compris dans l’improvisation d’une parodie de l’air de la Reine de la nuit en voix de fausset ! Ana Sampedro (soprano), avec sa voix légère souple comme l’air, est une Papagena touchante.
La basse Walter Schwartz incarne Sarastro avec une voix ronde et pleine, des médiums gras et des graves pleinement assurés, même si le volume est parfois insuffisant. Felipe Cudina Begovic (un Prêtre et l’Orateur) possède une voix de basse forte, un timbre cuiré et suave. Les trois enfants (des jeunes filles) sont à l’unisson, cet ensemble porte une voix angélique et douce. Le chœur, enfin, dirigé par Hernán Sanchez Arteaga déploie volume et couleurs. L’ensemble des intervenants est chaleureusement acclamé par le public qui réserve une immense ovation à ce Papageno hors norme.