Martin T:son Engstroem, Directeur-fondateur du Verbier Festival : « Stimuler et intéresser, voilà notre travail »
Martin T:son Engstroem, vous dirigez le Verbier Festival que vous avez fondé il y a 25 ans : quels objectifs avez-vous accomplis et lesquels vous restent-ils à accomplir ?
Vous savez, les festivals, aussi bien que les orchestres ou les musées ont toujours été créés par des personnes "allumées" : qui ont une vision et une volonté de créer quelque chose. Jamais aucun de ces lieux n'a été bâti par des administrateurs, cela n'existe pas. L'équilibre consiste à avoir une vision, mais efficiente à court terme. Il s'agit de créer quelque chose mais sans se rendre compte de ce qu'il adviendra dans le futur. C'est un peu comme avoir des enfants : une création motivée par une envie et un besoin, ensuite il s'agit de faire de son mieux.
Évidemment, avec l'âge, on s'organise afin de voir plus au long terme, mais avant toute chose, les financements d'un grand Festival tel que Verbier ne s'engagent pas sur le long terme, pas même le moyen terme. Chaque année, j'apprends de nouveau ce qui va faire grandir le festival, ses défis.
Précisément, représenter La Femme sans ombre de Richard Strauss durant cette édition 2019 était-ce un immense défi (notre compte-rendu) ?
Cela fait en effet partie de ces événements, qui donnent du bonheur à préparer avant le concert et qui rendent heureux de l'avoir fait après. Engager un tel projet apporte beaucoup de confiance, aussi bien aux musiciens qu'à l'organisation du Festival. Parmi la centaine de musiciens du Verbier Festival Orchestra, 40 changent chaque année (suite à des auditions à travers le monde, avec entre 1.200 et 1.500 candidats). Le niveau est donc extraordinaire, mais pour le maintenir, il faut jouer des œuvres différentes de celles présentes sur les autres scènes d'été. Jouer une symphonie de Mozart est formidable, mais ne demande pas de tels effectifs de cuivres, ni 16 premiers violons. Pour La Femme sans ombre, je suis fier de l'avoir fait mais je ne voudrais pas le faire une seconde fois.
Est-ce trop épuisant et stressant à organiser ?
C'est trop compliqué ! Un tel projet mobilise toutes les forces et services du Festival (les chanteurs de l'académie pour les très nombreux seconds rôles, il y avait également un chœur de chanteurs "amateurs" de la région, et l'orchestre avec plus de 100 instrumentistes qui répétaient depuis fin juin).
Il y a très peu de chanteurs qui interprètent les rôles solistes. Les cinq artistes lyriques que nous avons annoncés avant Noël ont tous annulé. Nous en étions au troisième ténor distribué en trois jours ! C'est infiniment moins facile à Verbier que dans une grande maison d'opéra qui a un aéroport accessible pour les artistes et toute une équipe dans le théâtre qui passe les coups de téléphone pour faire le casting. Ici, je fais tout l'artistique moi-même (et j'ai un assistant qui m'aide énormément, pour la logistique).
De fait il a été annoncé seulement trois jours avant le concert l'annulation de trois têtes d'affiche mondiales, quelles en étaient les raisons ?
Nina Stemme avait déjà fait faire des annonces concernant son état de santé vocale la semaine dernière, avant les représentations de Turandot à Munich. Brandon Jovanovich nous a dit qu'il avait eu un accident dans le jardin. Matthias Goerne a eu une opération. Nous n'avons été prévenus pour chacun qu'au dernier moment. J'ai dit en plaisantant à Valery Gergiev que nous devrions annoncer l'Opéra qu'il dirigera en 2021, mais ne plus annoncer les chanteurs (rires).
Tout le monde est perdant avec ces annulations : la direction, le public, les artistes, comment vivez-vous cela ?
Si un chanteur ne veut pas venir chanter, il ne sert à rien de le forcer, mais il est tellement frustrant de préparer les engagements, les distributions, de beaux contrats trois années à l'avance. Puis avec un petit e-mail de trois lignes, tout est annulé.
Comment travaillez-vous avec le nouveau Directeur musical du Verbier Festival, Valery Gergiev, pour ce type de remplacement mais aussi plus généralement ?
Nous sommes très proches depuis une vingtaine d'années et nous échangeons constamment. Il a une connaissance développée du marché des chanteurs puisqu'il fait énormément de concerts à travers le monde. De surcroît, beaucoup de gens travaillent autour de lui dans le monde lyrique afin de l'informer. Il s'est ainsi renseigné sur les chanteurs que je lui proposais en remplacement. Notre relation est basée sur la confiance. Lorsqu'il m'a dit "faisons Die Frau ohne Schatten" je lui ai fait confiance pour porter ce projet.
Combien de répétitions Gergiev a-t-il dirigées ?
Gergiev avait déjà un concert en ouverture du Festival, il a donc commencé à répéter le 16 juillet et il est même resté sur place durant une semaine (c'est probablement le seul endroit au monde où il reste une semaine). Le Festival de Bayreuth [où Gergiev fait ses débuts, dirigeant Tannhäuser du 25 juillet au 25 août, ndlr] s'est même organisé pour que la pré-générale se tienne avant Verbier et la générale après Verbier.
Parlons du prédécesseur de Valery Gergiev en tant que Directeur musical du Verbier, Charles Dutoit. Comment avez-vous vécu les accusations formulées contre lui ?
Nous avons travaillé ensemble pendant une vingtaine d'années, nous avons fait trois tournées aux États-Unis, ainsi qu'en Asie. Je le connais depuis mes 16 ans, c'est un ami et quelqu'un qui a donné de grands défis à l'orchestre : nous avons fait Pelléas et Mélisande [de Debussy], La Damnation de Faust [de Berlioz], la Turangalîla-Symphonie [de Messiaen], de grandes choses.
James Levine avant lui était resté 9 ans Directeur musical, je pensais que ce serait une bonne idée que Charles Dutoit reste 9 ans. Son dernier concert à ce titre s'est tenu chez nous en 2017, nous l'avons nommé chef émérite de l'orchestre. Je lui avais demandé s'il souhaitait revenir, il m'a alors répondu que ce n'était pas pour le moment dans ses projets. C'était au mois de juillet, trois mois avant l'annonce de ses problèmes. Nous n'avions plus vraiment de contact professionnel. S'il a été accusé, il n'a pas été condamné. Beaucoup de chefs (et pas seulement) sont accusés sans être condamnés, c'est aussi terrible. C'est un grand chef et je n'aurais pas de problème à l'inviter de nouveau.
À quoi ressemble votre travail de Directeur au quotidien ?
À l'année, j'ai une collaboratrice, Câline Yamakawa qui travaille avec moi depuis une douzaine d'années et qui a pris ses fonctions de Directrice administrative & des opérations depuis deux ans. Cela me permet de me concentrer sur l'artistique (la programmation des 60 concerts) et les recherches de fond.
Qu'est-ce qui vous prend le plus de temps : trouver les artistes ou les fonds ?
Les deux, c'est très différent. Pour les artistes, la difficulté n'est pas de trouver les noms, mais de leur proposer des programmes renouvelés. 90% des noms (interprètes mais aussi compositeurs) sont les mêmes d'une année sur l'autre. L'enjeu est donc d'être créatif, comme le chef d'un grand restaurant : concocter un nouveau menu avec des ingrédients similaires.
Qu'est-ce qui fidélise les artistes, outre ce lieu d’exception ?
La présence d'un si grand nombre d'artistes sur place les inspire. Ils ne sont pas seuls, n'ont pas tout le poids de l'art sur leurs épaules. Evgeny Kissin est là mais il y a également Daniil Trifonov, Arcadi Volodos, András Schiff, etc. Ils font partie de notre grande famille et, par exemple, Gergiev est allé écouter les cinq autres concerts donnés durant son séjour. Cette communauté leur permet aussi de recharger les batteries (même s'il n'y a pas un public au monde plus exigeant que celui des collègues).
Justement, à quoi ressemble votre public ?
60% environ viennent de Suisse, puis entre 15 et 20% de France. Ce sont des festivaliers qui viennent pour plusieurs jours, voire deux semaines, qui aiment ce mélange entre musique, nature, famille, fête. Vous savez toutes les portes sont ouvertes, pour les répétitions, le travail de l'académie. Vous pouvez passer vos journées entières à écouter de la musique gratuitement. Nous avions même compté 15.000 spectateurs profitant ainsi de la musique librement.
Comment interagissent les différents programmes et activités proposés par le Festival ?
Lorsque j'ai fondé le festival, entre moi, ma femme et mes deux enfants nous voulions chacun avoir une activité différente l'été : je voulais marcher dans la montagne, ma femme voulait lire à la maison, les enfants voulaient jouer avec des amis, c'était très difficile à organiser. Or, Verbier est formidable parce qu'on peut tout y faire. Il y a tellement d'activités sportives, culturelles et de nature ! Nous avons continué à développer cette idée en tournant nos actions vers l'éducation : pas pour faire du babysitting mais stimuler aussi les enfants à l'écoute. Des enfants se promènent dans la nature pour enregistrer les sons que nous avons perdu l'habitude d'écouter, les sons de la nature sont omniprésents ici. L'idée est d'apprendre à écouter, aussi en leur montrant comment fonctionne un orchestre. Je me souviens d'une jeune fille à laquelle nous avions donné une baguette, on lui a expliqué le rôle du chef, elle a lancé un geste et l'orchestre a joué Pom pom pom pom ! [rires] Fantastique ! le choc de sa vie. Stimuler et intéresser, voilà notre travail.
Que répondez-vous aux nombreux commentaires et inquiétudes vis-à-vis de l'importance prise par les fonds russes dans les festivals et la culture, y compris au Verbier Festival ?
Vous savez, il est tellement difficile de trouver de l'argent aujourd'hui, mais s'il y a tant d'intérêts financiers russes c'est aussi parce qu'il y a énormément de musiciens russes, de compositeurs russes. La vie culturelle sans le patrimoine russe, sans la musique russe, sans le ballet russe, sans Dostoïevski, Tolstoï est inimaginable. Nous vivons avec, depuis toujours. Désormais, certaines grandes fortunes russes sont généreuses et nous aident. Si j'avais autant d'argent suisse, allemand, français ou américain nous n'aurions peut-être pas besoin d'argent russe, mais grâce à Dieu ils sont là. Je n'ai donc vraiment aucun problème avec cela. C'est plutôt un problème avec les journalistes qui mettent leur doigt là-dessus en permanence pour créer des histoires qui n'en sont pas vraiment.
La question que cela pose est évidemment celle des enjeux politiques, de la stratégie derrière ces investissements.
D'accord, mais si je prolonge un peu cette idée de plusieurs étapes : l'armée russe n'est pas présente sur la place de Verbier. Je ne vois pas vraiment l'influence que l'argent pour la culture peut avoir sur la politique de la Confédération Suisse.