Tannhäuser ouvre le Festival de Bayreuth sur la route de la liberté
C'est la version de Dresde qui est présentée ici, le metteur en scène insistant par là sur la dimension révolutionnaire qui animait Richard Wagner au moment de composer son opéra. Cette production étend la notion de révolution à sa dimension sociale, politique et… sexuelle. En effet, Tannhäuser est ici ce héros qui hésite entre le Venusberg et la Wartburg : entre le monde du plaisir et celui des règles sociales.
Vénus ou Elisabeth ?
Il n'y a ici aucune issue véritablement satisfaisante pour lui. Vénus se ballade sur les routes dans un vieux camion Citroën, en compagnie du nain Oskar et du drag-queen "le Gâteau chocolat" tandis qu'Elisabeth trône au milieu d'une assemblée austère, dans un décor ancestral et poussiéreux. Tannhäuser est ce clown triste et usé par la vie trépidante qu'il mène dans ce Venusberg itinérant, sous la bannière du "Frei im wollen, frei im thun, frei im geniessen" ("Libre de vouloir, libre d’agir, libre de jouir"), mot d'ordre imaginé par Wagner lors de la révolution de 1848. Tannhäuser est ce clown triste qui décide un jour de quitter cette vie de bohème pour rejoindre ses anciens camarades de la Wartburg. Le lieu est associé facétieusement au Festspielhaus de Bayreuth avec en guise de pèlerins, des festivaliers en tenue de soirée qui se hâtent vers la colline sacrée.
Dans l'acte II, Kratzer met en scène le concours de chant dans un style carton pâte et toiles peintes, avec un recours à la vidéo pour montrer en parallèle les coulisses de la représentation et l'irruption rocambolesque et hilarante de la troupe de Vénus venant perturber la cérémonie. La police intervient pour menotter Tannhäuser dont le retour sur scène à l'acte III aura tout l'air d'une sortie de prison. Dans ce dernier acte justement, le rire a cédé la place à une tristesse désabusée. Seuls le nain Oskar et Elisabeth sont encore présents mais clochardisés dans une sorte de terrain vague avec le camion monté sur cales en guise d'abri. Wolfram ne tarde pas à les rejoindre, poussé par l'amour qu'il porte à Elisabeth mais celle-ci met fin à ses jours. Le rideau tombe sur les images d'un vieux film super 8 montrant Tannhäuser au volant du camion et Elisabeth penchée amoureusement sur son épaule – images d'un bonheur enfui et sans retour.
Il fallait à ce spectacle audacieux, une distribution de haut vol. C'est le cas avec un Stephen Gould qui offre à Tannhäuser le métal glorieux de son Tristan. Son entrée en scène ("Dir töne Lob") ne le montre pas à son meilleur, la voix peinant à s'ouvrir et libérer tout son potentiel. Dans le concours de chant, la ligne s'adoucit et il peut enfin faire entendre des nuances et une amertume qui dessinent son personnage. Mais il faudra attendre le récit de Rome pour que tout son talent éclate et prenne enfin la mesure de l'étendue de ses moyens. Face à lui, le Wolfram de Markus Eiche pourra sembler étonnamment sage et retenu, à l'image de sa romance à l'étoile qui reste les pieds sur terre. Lise Davidsen (révélée au grand public dans le rôle d'Ariane au Festival d'Aix), Elisabeth transcendante, dispose d'une voix d'une densité solaire et puissante ("Dich, teure Halle"). Elle joue avec une maîtrise insolente sur toute l'étendue des registres, depuis un grave profond, jusqu'aux aigus mordorés. Promise à un grand avenir in loco, le public se réjouit par avance d'apprendre qu'elle incarnera Sieglinde aux côtés de Klaus Florian Vogt dans le Ring 2020.
Sa rivale Venus aurait dû être chantée à l'origine par Ekaterina Gubanova. Annoncée souffrante à peine deux semaines avant le début du festival, elle est remplacée par l'énergique Elena Zhidkova. La voix s'accorde à merveille au personnage de trublion et de pétroleuse voulu par Kratzer. Elle vitupère dans l'aigu avec une agilité redoutable, passant de la déclamation amoureuse à la menace et s'imposant scéniquement et vocalement comme le personnage qui fait basculer l'intrigue tout entière. En revanche, Stephen Milling ne trouve pas dans son Landgrave, ce qui faisait l'intérêt de son Hagen dans le Ring de Frank Castorf. La voix manque de profondeur et d'incarnation, sans relief particulier. Katharina Konradi offre au rôle du pâtre l'écrin doux et velouté de son timbre tandis que la troupe des prétendants est dominée par le Walther von der Vogelweide de Daniel Behle et le Biterolf de Kay Stiefermann. Wilhelm Schwinghammer impose son timbre sonore en Reinmar von Zweter et Jorge Rodriguez-Norton ne force pas son talent pour Heinrich der Schreiber.
Pour ses débuts dans la fosse de Bayreuth, Valery Gergiev ne parvient pas vraiment à convaincre le public, comme celui-ci le lui fait comprendre aux saluts. La direction du chef russe reste en recherche de cohérence et d'impact, particulièrement dans le rendu très introverti et sans brio de l'ouverture ou bien la pulsation un brin motorique des chœurs. Une sorte de hiatus s'installe et tourne souvent au quiproquo quand la scène sourit et que la fosse se crispe. À la fois trop hiératique et trop peu précis, Gergiev finit par desservir un spectacle construit intégralement sur l'alternance discrète et sensible entre l'ironie et la tristesse.