Carmen au Nouveau Siècle de Lille : entre opéra-comique et opéra "comique"
Plutôt que de maintenir les dialogues parlés ou de choisir la version « opéra » avec les récitatifs composés par Ernest Guiraud, le choix est ici fait de relier les pages musicales par les interventions d’un récitant (fonction échouant à Alex Vizorek). Plutôt que de raconter simplement l’histoire, celui-ci cherche à faire rire, intervenant même pendant que Don José chante (pour prévenir qu’ « il va y avoir de l’action ») ou lorsqu’aucun dialogue n’est prévu dans le livret. Il apostrophe le public et le chef, fait part de ses sentiments sur le flamenco, il évoque aussi bien le dirigeant du parti Les Républicains, le hashtag #metoo, la coiffure du chef d’orchestre, Manuel Valls, ou la possibilité de diffuser Carmen en prime time sur TF1. Les chanteurs, stoïques, attendent la fin des sketches pour intervenir, le public rit beaucoup. En outre, les illustrations de Grégoire Pont, figuratives, ponctuent les grandes étapes du drame, leur animation est très soutenue.
L’Orchestre national de Lille offre des couleurs chatoyantes et particulièrement dans les pages dramatiques des deux derniers actes. Le chef Alexandre Bloch accentue cet aspect violemment contrasté et dramatique de l’œuvre, la tirant plus du côté du drame lyrique que de l’opéra-comique. Les Chœurs de l’Opéra de Lille apportent au spectacle une contribution pleine d’éclat et le Chœur maîtrisien du Conservatoire de Wasquehal se distingue par la fraîcheur et l'enthousiasme.
Aude Extrémo incarne Carmen. La voix est certes particulière, avec quelques sonorités dans les joues, des couleurs parfois légèrement rocailleuses, des registres qui pourraient être liés de façon plus homogène mais la musicalité est constante et l’incarnation vocale de la gitane est présente dans tous ses aspects, depuis les insinuations murmurées dans la Séguédille jusqu’aux aigus du duo final, très assurés. Qui plus est l’incarnation est aussi scénique avec la part de mystère qui nimbe l’arrivée de Carmen, les arabesques que la chanteuse dessine avec ses bras pendant son chant de séduction du deuxième acte, le hiératisme glaçant du duo final. Le Don José d’Antoine Bélanger offre un net contraste avec sa voix de ténor plus à l’aise dans les pages tendres (l’air de la Fleur est couronné d’un aigu habilement passé en voix de tête) qui se durcit dans les moments de tension dramatique.
Florian Sempey prend le rôle du toréador Escamillo par son caractère séducteur, hâbleur et avec une projection vocale impressionnante. Les notes les plus graves de son air se situent à l’extrême de sa tessiture et sont parfois atteintes au prix d’une justesse relative, mais l’aigu sonne triomphant et le legato du duo final avec Carmen est extrêmement soigné.
Gabrielle Philiponet remplace au pied levé et avec un grand professionnalisme Layla Claire qui devait chanter Micaëla. La voix possède un certain vibrato qui a tendance à s’accentuer dans l’aigu, même si l’interprète le maintient dans des proportions raisonnables. Ce vibrato confère au personnage une force dramatique qui se révèle notamment dans le finale du troisième acte. En revanche, les passages les plus lyriques (le duo avec José, l’air du III) gagneraient en poésie avec un peu plus de suavité et de nuances piano.
Les timbres de Frasquita et Mercédès peinent à s’assortir, celui de Pauline Texier, acidulé, paraissant un peu frêle face à la voix ronde et sonore d’Adelaïde Rouyer. Antoine Chenuet (le Remendado) et Jérôme Boutillier (le Dancaïre) forment en revanche un duo efficace, notamment dans le Quintette du II, tandis que Bertrand Duby (Zuniga), malgré un petit accident sur le « Drôle ! » adressé à José au second acte, fait entendre une voix projetée avec assurance. Quant à Philippe-Nicolas Martin, il offre un Moralès au timbre moelleux, phrasé élégant, diction d’une grande clarté.
Le public réserve un triomphe aux interprètes.