Grandeur et Décadence de la ville de Mahagonny à Aix : le Paris-Texas d’Ivo van Hove
Pour leur première collaboration, le metteur en scène belge Ivo van Hove (aidé pour la dramaturgie de Koen Tachelet) et le chef finlandais Esa-Pekka Salonen prolongent le principe de "distanciation" au cœur du projet brechtien (ne pas s’identifier directement au drame, mais en extraire la portée critique). Pour ce faire, (comme dans la Tosca par Christophe Honoré également au programme de ce Festival d'Aix 2019), ce qui se passe sur scène est filmé et retransmis, reproduisant l'effet de mise en abyme, la superposition d’écrans et de miroirs, la projection-réflexion. Le décor de ce monde symbolique est épuré, réduit à quelques accessoires mobiles (coiffeuses d’une loge d’actrices-prostituées, chariot de bar, piano de cabaret), afin de favoriser la compréhension d’un message allégorique.
L'action se déroule ainsi dans une double utopie : un studio de cinéma hollywoodien (esthétique du film muet, en noir et blanc), qui est également un paradis social et fiscal (Mahagonny) afin d’attirer les investisseurs. L’idée replace ainsi l'opus dans son contexte de composition (1930, Kurt Weill fuyant cinq ans plus tard aux États-Unis). La structure en séquence est à la fois cinématographique et rappelle celle des opéras classiques rythmée par différents airs.
La direction d’acteurs (individus et collectifs) appuie très fortement les effets, les regards, les gestes et les langues des solistes encore renforcés par les superpositions d’images et les mouvements de foules. Le matériau optique est dense et hyperréaliste : sueur, barbes mal rasées, maquillage dégoulinant, non-costumes d’An D’Huys qui ne permettent pas de séparer les vrais et faux machinistes de plateau. Afin de rythmer l’espace, une estrade prend des fonctions multiples : bastingage, balcon, échelle rapprochent les personnages réels de ce grand œil du cyclope qu’est l’écran vidéo. Une scène d’exécution christique, avec enveloppement et procession dans un suaire, accompagne la psalmodie des chœurs : « Dieu vint à Mahagonny ». Et surtout, un jeu permanent sur les échelles : le très grand (du gros plan) et le très petit (de l’accessoire, comme la boule à neige).
Côté distribution, le choix est fait de réunir des interprètes associant les performances à grande échelle (un Grand Théâtre de Provence à l’acoustique très exigeante, a fortiori avec une arrière-scène ouverte) et à petite échelle (prenant en compte l’intrusion de la caméra jusqu'au gros plan dans la glotte du chanteur). Il leur faut une grande endurance et résistance, d’autant plus face à l’énergie sonore qui émane de la fosse.
Le ténor Nikolai Schukoff en a indéniablement les moyens (sachant qu'il chantera la Symphonie des Mille cet été dans les immenses Chorégies d'Orange). Il habite un Jim Mahoney impliqué, présent, émouvant, tant comme acteur que comme chanteur. Il est ce héros mi-solaire mi-sulfureux que sert un timbre dont la lumière est à la fois pénétrante et crépusculaire. Son air et son duo avec Jenny (qui bénéficie d’un traitement nu de l’image) sont deux moments de suspension du temps. La Jenny Hill de la soprano Annette Dasch, à la crinière blonde traitée comme un accessoire scénique, lui correspond pleinement dans la nostalgique et traînante Alabama song. Le jeu et le timbre ont du relief et de la gouaille, en dépit d’une fatigue passagère de ses aigus.
Viennent les trois truands-édiles fondateurs de Mahagonny. Léocadia Begbick est mise en son et en corps par la soprano finlandaise Karita Mattila. L’interprétation est affirmée, assumée telle une Walkyrie parodique. Elle se sert de toute la ductilité de son organe, afin de passer instantanément d’un registre de sa tessiture à l’autre, du parler au chanter. Le baryton-basse Sir Willard White, en Trinity Moses, assure sa partie en personnage hollywoodien, avec un organe rocailleux et puissant dont il se sert comme d’une arme. Plus en retrait est le Fatty du ténor britannique Alan Oke, à la fois insidieux et soumis.
Les trois amis d’Alaska forment un quatuor solide avec Jim Mahoney (quatre évangélistes d’une mauvaise nouvelle qui les perdra), avec un brin de caricature qui emprunte aux codes du cinéma muet et de ses machines infernales. Jack O’Brien / Tobby Higgins sont campés, surtout le premier, par le ténor américain Sean Panikkar, autant comédien que chanteur à la voix ronde. Joe est confié à la basse chinoise Peixin Chen, qui dégaine avec assurance ses harmoniques les plus sombres. Le Bill du baryton hollandais Thomas Oliemans (ancien artiste de l’académie) accomplit un rôle plus complexe, avec beaucoup de présence scénique mise en relief par une approche grenue de la ligne vocale.
Les six Filles de Mahagonny acquittent harmonieusement, comme une seule femme, leurs tâches vocales et physiques (Kristina Bitenc, Cathy-Di Zhang, ancienne artiste de l’académie, Thembinkosi Magagula, Maria Novella Malfatti, Leonie Van Rheden, Veerle Sanders).
La direction musicale d’Esa-Pekka Salonen, à la tête de l’Orchestre Philharmonia (installé à Londres), est ardente, étincelante et mécanique quand il le faut, souple et nostalgique à ses heures (intégrant les références musicales historiques et jazz). Le tapis de timbres orchestraux, suavement acide, devient progressivement une danse macabre et violente mais dosée dans la progression au sein d’un instrumentarium atypique (saxophone, banjo, bandonéon, cithare notamment). Le Chœur Pygmalion, préparé par Richard Wilberforce, maintient de bout en bout son engagement scénique et la couleur d’ensemble.
À en juger par l’accueil du public lors des saluts, cette lecture qui restitue la vision critique (ces deux termes sont à prendre au sens fort), a convaincu les esprits, qui ont perçu et reconnu la performance énergétique des solistes.
Réservez ici vos places pour le Festival d'Aix-en-Provence & les Chorégies d'Orange et rendez-vous sur cette page pour les retransmissions audio-visuelles