Carmen comédienne et policière à l’Opéra de Metz
Cette nouvelle production a pour partenaire la Fondation Pergolesi Spontini de Jesi, ville de la province des Marches et lieu de naissance de Pergolèse. Jesi se visite aussi pour son théâtre, une église désacralisée octogonale, qui inspire le metteur en scène pour les décors et situe l’argument dans le monde du théâtre. Les cigarières, Carmen à leur tête, sont ainsi comédiennes, Manuelita est habilleuse, Escamillo un célèbre acteur qui donne sa première représentation (là où le personnage originel torée). S’ajoute aux personnages une marionnette de bois que Carmen promène au dernier acte, en comédienne agile. Après les scènes dans l’auberge de facture classique de Lillas Pastia, le théâtre est rempli de petits masques très réalistes, visages angoissants qui annoncent la tragédie à venir et sont agités par le chœur au moment du défilé.
L’autre adaptation de l’argument s’inspire de Shutter Island, roman de Dennis Lehane (puis film de Martin Scorsese avec Leonardo DiCaprio) qui met en scène un îlot abritant un hôpital psychiatrique. Don José apparaît d’abord sanglé dans une camisole dans le bureau d’un psychiatre, et Micaëla, infirmière, le prend en charge (un jeu de rôle qui n’est pas sans rappeler une autre Carmen thérapeutique : au Festival d’Aix-en-Provence 2017).
Le retour sur l’histoire de Don José et le rôle de Micaëla débutent aussi par la fin de l’œuvre. Le cadavre de Carmen, à côté de sa marionnette disloquée, est examiné par une équipe de médecins légistes dignes des séries policières anglophones contemporaines, avec ruban de signalisation estampillé « CRIME SCENE, DO NOT CROSS », combinaisons blanches et plots numérotés pour les indices : Carmen est aussi l’histoire d’un crime. Mais Don José est également inspecteur. Sans éveiller de soupçons, le coupable va prétendre enquêter sur le meurtre de Carmen. Micaëla, en arrivant et cherchant Don José, cherche en fait celui dont elle sait qu’il est coupable. Le retour à l’incipit de l’argument (le flash-back) est sous-entendu par l’arrivée des cigarières et de Carmen, avec la disparition du cadavre de la scène.
Les brigadiers deviennent ici policiers, les dialogues parlés sont remaniés et modernisés pour les besoins de l’intrigue et de l’enquête. Tout comme le chœur des gamins en uniforme et casquette pour une sortie scolaire, les uniformes modernes de policiers d’inspiration américaine tranchent cependant avec les costumes à la coupe 1950’s de Micaëla, en chemisier et jupe sage, petit gilet de laine et ballerines aux pieds. Modernes elles aussi, les employées du théâtre prennent leur pause cigarette en blouse blanche et boivent à la paille dans leurs canettes de soda.
La mezzo-soprano Mireille Lebel incarne une Carmen libre qui ne verse jamais dans le vulgaire ni le licencieux. Son jeu scénique complète un timbre convaincant et modulé à souhait. La diction nette, commune d’ailleurs à l’ensemble du plateau vocal, est ponctuée de souples vibratos. Lorsque l’argument s’obscurcit, le timbre en fait autant, avec un panache de graves pour la scène des cartes, graves qui tranchent aisément avec la frivolité de Frasquita et Mercedes. Dans les passages parlés, l’accent de Mireille Lebel rend Carmen un peu plus canadienne qu’andalouse, mais son Habanera a la liberté d’un chant d’oiseau.
Juste après avoir incarné Frasquita cette saison à Bastille, dans la reprise de la mise en scène signée Calixto Bieito (notre compte-rendu), la soprano Gabrielle Philiponet gagne du galon en Micaëla. Enquêtrice pour le compte de la mère de Don José, plus que simple jeune fille sage, sa portée puissante dans les aigus lui permet également un passage souple vers les graves. Elle mâtine son désespoir, crescendo, d’aigus déchirants et vibrés avec la dose d’affect nécessaire. Frasquita et Mercedes (Capucine Daumas et Cécile Dumas) sont à égalité de puissance dans leurs duos mais la première tire toutefois bien plus son épingle du jeu dans les mediums solistes.
Don José est incarné par le ténor Sébastien Guèze, qui se révèle sur l’air « La fleur que je t’avais donnée » par un passage assuré des aigus aux graves. Si le timbre est toujours porté et projeté, même depuis les coulisses, la couleur vocale exacerbe presque constamment un caractère plaintif et les aigus tournent à l’aigre dans sa dernière supplique avant le meurtre. Le chant du ténor semble pâtir de son investissement dans le rôle parlé, dont il s’acquitte avec une aisance de comédien (une performance diamétralement opposée avec son Don José qui ouvrait la saison lyrique à Genève).
Le timbre puissant du baryton Régis Mengus, ponctué de beaux graves, est renforcé par une aisance scénique en Escamillo (à l’image de cet artiste caméléon qui interprétait Papageno dans La Flûte enchantée le trimestre dernier à Tours). Même constat pour Zuniga, ici commissaire de police sous les traits du baryton Jean-Fernand Setti, bien éméché chez Lillas Pastia, qui, avant de perdre sa contenance, dispense sa supériorité hiérarchique avec un timbre autoritaire et puissant.
Le Dancaïre du baryton Kamil Ben Hsain Lachiri bénéficie d’un placement précis et d’un timbre particulièrement élégant pour un tel personnage de roublard. Chez les barytons toujours, Benjamin Mayenobe, admiré en cette maison et en cette saison pour son rôle d’Adrien dans la création de Nous sommes éternels, peine cette fois à maintenir et à porter ses médiums. Enfin, le Remendado du ténor Daegweon Choi offre une projection adéquate mais souffre d’une articulation brouillonne.
Les hommes du Chœur de l’Opéra-Théâtre de Metz Métropole (préparé par Nathalie Marmeuse) prennent d’abord un long moment d’échauffement mais, une fois en place, le timbre est assuré. Chez leurs collègues féminines, l’efficacité est de mise dès la première intervention. Comme à leur habitude, les chanteuses trouvent le bon placement, une espièglerie dans les timbres sur l’air des cigarières, un enthousiasme final en spectatrices d’Escamillo. Les enfants du Chœur du Conservatoire de la Métropole préparés par Annick Hoerner offrent des voix rafraîchissantes, au placement juste dans l’ensemble mais sont quelques fois couverts par l’orchestre.
Celui-ci, sous la battue de José Miguel Pérez-Sierra, adopte un tempo vif, fougueux, qui respecte l’allegro giocoso du prélude. Les bois souples, la trompette militaire à souhait, le violoncelle tendre ou lugubre témoignent d’une compréhension fine de l’œuvre et de la caractérisation.
Achever la saison par cette Carmen ovationnée s’inscrit en préambule logique de la saison prochaine : alors que les aficionados de Verdi seront gâtés avec une trilogie Rigoletto, Traviata et la trop rare Giovanna d’Arco, le théâtre et la danse résonneront aussi de la douloureuse et toujours contemporaine thématique des violences faites aux femmes.