Didon et Énée au Château de Versailles, production jeune et dynamique de la Juilliard School
Les élèves de la Juilliard School, prestigieuse école de
spectacle new yorkaise, n'auraient sans doute pu rêver plus bel endroit que
le Château de Versailles pour interpréter Didon et Énée. Ces jeunes artistes,
originaires du monde entier, proposent une version moderne du chef
d’œuvre baroque de Henry Purcell, sous la direction scénique
de Mary Birnbaum et musicale d'Avi Stein.
C'est une version légèrement modifiée de l'opéra de Purcell que les spectateurs découvrent ici. Didon et Énée, le premier opéra de l'histoire écrit entièrement en langue anglaise, a en effet été « complété » avec quelques airs provenant d'autres œuvres de Purcell, afin de prolonger la relation des deux amants. Se retrouvent ainsi, au détour d'une aria ou d'un intermède musical, "How happy the lover" de King Arthur, "If love's a sweet passion" et "See, even Night herself is here" de The Fairy Queen, ou encore le chant "Urge me no more".
Mary Birnbaum signe, avec une certaine économie de moyens, une mise en scène stylisée et moderne. Elle ménage quelques moments de silence bien sentis et s'empare habilement des passages instrumentaux, jouant avec des effets de ralenti jusqu'à suspendre le cours du temps. Les chorégraphies imaginées par Claudia Schreier, interprétées par les chanteurs eux-mêmes, offrent quant à elles des instants rafraîchissants qui contrastent avec l'ambiance musicale baroque. Le spectacle n'hésite pas à jouer du décalage grotesque des genres et des époques. La scénographie, à mi chemin entre l'univers fantasy de Game of Thrones et celui plus coloré du cabaret, propose une version complètement fantasmée de la Carthage antique. Les personnages évoluent autour d'une grande table de banquet aux airs d'autel païen, qui se transforme tantôt en chambre nuptiale, tantôt en tombeau, et au-dessus de laquelle trône un néon sur lequel est inscrit le mot "Empire" en lettres capitales.
Du point de vue des costumes, le public a également le droit à un large éventail de styles différents. Didon a tout de la guerrière viking, avec sa longue natte tressée, ses cuissardes et ses morceaux d'armure. Énée, vêtu d'un costume floral (qui ne déplairait pas à Julien Doré) est le modèle même du dandy contemporain. Les autres personnages –convives, sorcières, serviteurs et marins– ne sont pas en reste, puisqu'ils arborent à tour de rôles costumes flashy, combinaisons noires brillantes et cirés dorés.
Le spectacle est porté par une troupe de jeunes chanteurs talentueux. La soprano israélienne Shakèd Bar incarne une Didon guerrière et vaillante. Son vibrato aérien convient pleinement aux airs tragiques (comme sur le plaintif "When I am laid in earth"), tandis que ses aigus se font perçants dans les moments de fureur –décuplée par l'accentuation vigoureuse des fins de phrase. Légèrement en retrait par rapport à la Reine de Carthage, Dominik Belavy interprète un Énée noble dont la voix sombre et le jeu minimaliste convainquent. Son timbre coloré se révèle tout particulièrement dans la confrontation avec Didon, comme lors du trio de l’acte III.
Mer Wohlgemuth rayonne dans le rôle de Belinda, la confidente de Didon, à laquelle elle prête sa voix éclatante. Elle délivre une prestation particulièrement enjouée du réjouissant "Pursue thy conquest, love". Kady Evanyshyn, qui interprète Anna, la sœur de Didon, brille elle aussi dans le duo "Fear no danger" grâce à sa voix cristalline et sensuelle. La magicienne qui cause la perte du couple devient intimidante et lascive sous les traits de Myka Murphy. La rondeur de ses graves séduit bien que sa voix lutte parfois avec la fosse d'orchestre pour se faire entendre.
L'auditoire note également la belle prestation de Chance Jonas-O’toole dans le rôle du marin, auquel il prête son timbre chaleureux tout en faisant preuve d'une belle longueur de souffle. Shereen Pimentel et Olivia Cosio sont quant à elles pleines de sensualité dans le rôle des sorcières grâce à leurs vocalises aériennes, interprétant avec puissance et causticité les « Ho ho ho » infernaux du duo de l’acte 2. Le casting est complété par Britt Hewitt, Esprit malicieux à la ligne vocale souple et délicate.
Cette production jeune et dynamique est servie avec finesse par les musiciens de Juilliard415, le principal ensemble sur instruments d'époque de l'école new yorkaise, sous la direction précise d'Avi Stein, également au clavecin. Les jeunes musiciens, qui échangent des sourires complices tout au long de l’œuvre, proposent une interprétation inspirée, particulièrement pétillante lors des passages instrumentaux, à l’instar du ton badin déployé par la guitare baroque avant le chœur "To the hills and the vales".