Reprise triomphale de Don Carlos par Peter Konwitschny à Hambourg
La mise en scène de Peter Konwitschny, créée précisément à Hambourg en novembre 2001, reprise depuis à Vienne et Barcelone, met en œuvre de nombreux concepts dramaturgiques nés au XXe siècle : distanciation brechtienne, destruction de l’illusion théâtrale, suppression du "quatrième mur" (celui qui sépare les spectateurs de la scène), ou encore spectacle participatif. Lorsqu’il s’agit de briser l’illusion dramatique ou d’établir un effet de distanciation (en incluant certains éléments comiques dont la tragédie de Schiller et le livret de du Locle et Méry sont absolument dépourvus), la démarche est parfois contestable –et d’ailleurs contestée par une partie du public. Le ballet devient ainsi une pantomime ("Le rêve d’Eboli") au cours de laquelle la Princesse se rêve en simple ménagère mariée à Don Carlos, le couple recevant Philippe II et Elisabeth à dîner. Hélas, Eboli laisse brûler la pintade qu’elle avait préparée, et Don Carlos sauve la soirée en commandant in extremis quatre pizzas par téléphone.
En revanche, la direction d’acteurs s’avère infiniment précise, efficace, et quelques idées fortes cristallisent la toute-puissance du drame : le mouvement de la foule séparant Elisabeth et Carlos au premier acte, alors que la future Reine doit choisir entre son amour naissant et le trône, la robe noire dans laquelle on la corsète dès lors qu’elle accepte la main de Philippe, les trois murs descendant sur le plateau à la fin du même acte, enfermant l’Infant dans une invincible solitude et surtout, l’inoubliable et terrifiant autodafé, pour lequel Konwitschny transpose momentanément l’action au XXe siècle, faisant de Philippe II l’équivalent d’un dictateur moderne. L’autodafé commence pendant l’entracte : les spectateurs, n’ayant pas encore regagné leurs places, voient arriver le Grand Inquisiteur, les condamnés, traînés, battus par les gardes, précédés de journalistes avides de photos malsaines, et le couple royal entouré de gardes du corps. La musique commence dans la salle, quelques instruments, disposés dans les espaces extérieurs leur répondent, les artistes commencent à chanter, les spectateurs regagnent progressivement leurs places : tout ceci crée une atmosphère de désordre et de violence à la mesure du caractère ignoble de l’événement se déroulant sur scène. Lorsque l’Infant (c'est-à-dire Don Carlos) se révolte, il tente de montrer aux caméras qui filment la scène des photos des supplices endurés par les victimes de l’Inquisition, tandis que des tracts (reproduisant ces mêmes photos) sont distribués aux spectateurs. Comble de l’horreur et de l’hypocrisie : la voix du Ciel est une star invitée qui, pour couronner cette détestable cérémonie, a pour mission de chanter la paix et le pardon. Presque 20 ans après la création du spectacle, cette scène a gardé intacts son efficacité, sa force, et son caractère éminemment dérangeant sur le public.
Musicalement, c’est la version française et intégrale qui a été retenue (même les scènes coupées par Verdi avant la création ont été rétablies). Dramatiquement, le chœur initial permet de comprendre à la fois la souffrance du peuple français et le lien très fort qui l’unit à Elisabeth (son futur renoncement à Carlos en devient donc bien plus vraisemblable). Le bal costumé ouvrant le troisième acte rend enfin crédible la méprise de Carlos, prenant Eboli pour la Reine. Musicalement, le duo du premier acte entre Elisabeth et l’Infant permet de rendre vraiment bouleversant celui du second : de compatir d'autant plus à la douleur de ces amoureux dorénavant séparés, en ayant auparavant assisté à l’éclosion de leur amour.
Le chef Pier Giorgio Morandi confère à l’œuvre un dramatisme efficace tout en restant sobre et attentif au plateau. L’orchestre fait entendre une pâte très homogène, de laquelle se détachent une ligne, un instrument, un détail mis en valeur –à bon escient– par le chef. Les chœurs, en dépit de légers décalages, se montrent précis et pleinement impliqués, notamment dans le spectaculaire autodafé.
Le plateau souffre d’une prononciation française souvent imparfaite, à l’exception d’Hiroshi Amako (Comte de Lerme au timbre clair et bien projeté) et du francophone Luigi de Donato (le Grand Inquisiteur). Gabriele Rossmanith et Na’ama Shulman, voix souples et ductiles, s’acquittent au mieux de leur tâche en Thibault et en Voix céleste. Alin Anca est un Moine jeune de silhouette mais sombre de voix, conférant la noblesse nécessaire aux imprécations de celui qui, dans cette mise en scène, s’avère bel et bien être Charles Quint lui-même. Après Rocco (Fidelio) à Tourcoing cet hiver, Luigi de Donato poursuit avec succès ses escapades hors des chemins baroques : son Grand Inquisiteur, impressionnant de stature et de timbre, impose son autorité, ses graves abyssaux, sa projection fière face au Philippe de Gábor Bretz : la basse hongroise fait entendre un timbre sombre et parfois un peu rocailleux, mais le legato et les nuances dont il pare son monologue font de cette page le moment d’émotion attendu. Elena Zhidkova impressionne lors de son apparition : silhouette féline, port altier, arrogance de la projection : les principales caractéristiques de la Princesse espagnole. La ligne de chant pourtant se fait parfois fluctuante, et certains aigus forte sont un peu courts (la chanteuse n’en remporte pas moins un vrai succès personnel).
La voix d’Alexey Bogdanchikov souffre parfois d’un relatif manque de puissance, notamment dans les ensembles. Son art du chant lui permet cependant de délivrer une mort de Posa émouvante, chantée sur le souffle et parée de belles nuances. Pavel Černoch ne renouvelle pas tout à fait sa prestation de la saison dernière à Bastille : la voix paraît légèrement fatiguée, avec quelques difficultés à lier les registres ou à passer du chant piano au forte. Les aigus redoutés de l’autodafé (« Je serai ton sauveur, noble peuple flamand ! ») ou du finale du IV (« Mes royaumes sont près de lui ! ») passent, mais en force et un peu rapidement. Son implication totale dans le rôle semble toutefois pleinement convaincre le public.
Il ne manque guère à Lianna Haroutounian, pour brosser le portrait complet d’Elisabeth, qu’un peu plus de douceur dans certains aigus, qui gagneraient à être chantés piano. Mais le personnage est incarné de façon fort émouvante, scéniquement et vocalement. La voix, qui met un peu de temps à se chauffer, délivre toutes ses possibilités expressives au dernier acte.
Le spectacle est rendu d'autant plus appréciable, enfin, grâce à l’extrême attention du public hambourgeois, exceptionnellement égale cinq heures durant, aucune toux intempestive ne venant troubler la méditation de Philippe II ou le monologue d’Elisabeth.
photographies d'une précédente reprise de cette production (en 2008) :