Andrea Chénier royal et poétique à Londres
La grande dramaturgie de cet opus et de cette mise en scène n'a besoin que de quelques personnages et s'appuie sur des costumes d'époque (loin d'être conservateurs). Les décors présentent la splendeur de l'Ancien Régime permettant aux personnages d'y exprimer le dégoût pour le présent par Gérard et l'insouciance de l'avenir pour Chénier. Les meubles et costumes Louis XVI sont assortis aux comportements et animosités. Son Café Hottot est un carrefour de rencontres et activités, son tribunal révolutionnaire le lieu du châtiment et sa cour de la prison de Saint-Lazare aussi désolante que les âmes qui y habitent.
Une telle production exige des artistes vocaux à sa mesure et notamment à l'équilibre dans son trio de solistes, l'accueil du public ne montre aucune déception. Il faut attendre l'acte III pour entendre la Maddalena de Sondra Radvanovsky en solo, mais "La mamma morta" montre combien elle sait manier le registre grave et sombre vers des notes aiguës brillantes, tout en soutenant un legato pendant une minute, narrant la mort de sa mère et sa fuite à Paris en parlando essoufflé. Coquette dans l'acte I et courageuse dans l'acte IV, Radvanovsky déplace sa voix comme à travers plusieurs générations, de l'ingéniosité adolescente à l'héroïne mature à la fin de l'opéra, en passant par l'amante anxieuse de l'acte II.
Carlo Gérard et le rôle-titre sont rarement absents de la scène pendant toute la soirée, Dimitri Platanias et Roberto Alagna offrent leurs intenses et endurantes qualités communes. Le puissant baryton de Dimitri Platanias sait changer de registre avec agilité, en écho au zèle ardent du révolutionnaire engagé, et de "Nemico della patria" dans l'acte III où il cède aux passions moins nobles et doit affronter la réalité de ses actions. Ces deux airs chantés à l'avant de la scène sans aucune action scénique sont couronnés par des applaudissements du public interrompant le spectacle.
Roberto Alagna dispose d'une longue expérience sur les scènes lyriques et s'il a deux bonnes décennies de plus que son personnage Andrea Chénier (âgé de 31 ans), la voix du ténor garde fraîcheur et jeunesse dans tous ses registres. Les dynamiques et l'articulation maîtrisées déploient une large palette de couleurs. Le chanteur semble fatigué au début de son duo avec Maddalena ("Ecco l'altare"), mais il s'agit en fait d'un choix artistique permettant l'élan vers les dernières pages livrées avec force. "Come un bel dì di maggio" est à la hauteur de l'attente du public, de la réputation de son interprète et de cette production.
Le trio de solistes est admirablement soutenu tout du long. L'ami de Chénier, Roucher, reçoit une lecture sympathique de David Stout, efficace sur le plan vocal et agile dans le drame. Christine Rice apporte un mezzo-soprano élégant dans le rôle de Bersi. Les deux révolutionnaires - Mathieu et l'incredibile anonyme - sont chantés par Adrian Clarke et Carlo Bosi. Bosi, en particulier, apporte un sens effrayant de la Terreur suspicieuse des années 1790 à Paris, dans son ténor sifflant et délibérément peu attrayant (le public du ROH qui l'a entendu en Trabuco dans La Forza del destino de Verdi aux côtés de Kaufmann et Netrebko plus tôt cette année, peut ainsi apprécier l'étendue dramatique et musicale apportée aux deux rôles très différents).
Remarquable et émouvante initiative que de proposer le rôle de la Comtesse de Coigny à Rosalind Plowright, elle qui incarnait Maddalena dans la production d'Andrea Chénier sur ces mêmes planches dès 1984. Sa voix de mezzo-soprano est toujours aussi présente à travers toute la gamme, avec une élégance à la hauteur des costumes et décors. Même les petits rôles dans cette production sont caractérisés : le Schmidt de Jeremy White soutient par son intensité la scène de la prison dans l'acte IV, Elena Zilio donne une lecture mezzo-soprano émouvante de Madelon au III. Eddie Wade et German E. Alcantara (Fouquier-Tinville et Dumas) savent soutenir l'avantage menaçant durant les procédures du tribunal révolutionnaire. Dans le premier acte, le baryton de Stephen Gadd campe un Fléville commandeur et l'abbé d'Aled Hall referme cette galerie de personnages peu sympathiques mais complexes en mêlant méchanceté avec élégance.
Elena Zilio | Rosalind Plowright - Andrea Chénier par David McVicar (© ROH 2019 - Catherine Ashmore) |
Les chœurs du ROH, superbes sans-culottes et tricoteuses impeccablement en place répondent au ballet dansé, discret mais gracieux avec un pas de deux pour Sarah O'Connell et Valentin Pagliaricci. L'Orchestre Royal (Opera House) propose une vigueur coutumière avec un ravissant (très aristocratique) jeu de cordes. Daniel Oren s'épanouit dans ce répertoire verismo, le réalisme italien étant rendu avec une grande et nette conscience des structures soutenant la partition, ce qui lui permet justement de mettre l'accent sur les déchirures dans ce drame poétique.
Roberto Alagna qui fera d'ailleurs son grand retour à La Scala de Milan la saison prochaine, avec un autre opus d'Umberto Giordano : Fedora