Les Capulet et les Montaigu au cinéma, Shakespeare rencontre Le Parrain à Zurich
Dans cette très esthétique production de Christophe Loy d'I Capuleti e i Montecchi, adaptation libre du célèbre Roméo et Juliette de Shakespeare par Vincenzo Bellini, Capellio Capulet, père de Giulietta, ressemble à s'y méprendre à Marlon Brando en Don Corleone (hélas, le gros plan dans cette rediffusion cinématographique rend un peu trop visible le postiche d'Alexei Botnarciuc). L'introduction montre la destinée tragique de Giulietta dans cette ambiance de mafia, sa première communion où tout le monde s'est fait assassiner, la laissant traumatisée et tripotant obsessivement une mèche de ses cheveux, geste qui lui reste même comme vieille femme, figée dans sa robe de mariée, et par la mort de Roméo. Ces représentations du personnage sont montrées alternativement, à l'aide d'un plateau tournant, dont l'usage est un peu systématique au cours du spectacle. Les décors, tristes et mornes, rappellent l'Italie des années 1970, et les smokings sombres des hommes s'ajoutent à l'obscurité de la scène. La présence presque permanente d'un personnage muet, sorte d'ange noir annonciateur du drame, ne fait qu'accentuer le tragique de l'œuvre. Interprété par Gieorgij Puchalski, androgyne, ce "compagnon" de Roméo semble n'avoir ni genre, ni âge, mais tire en réalité toutes les ficelles : il verse le philtre pour Giulietta, tue de sa main Tebaldo, et fournit le poison fatal à Roméo.
Dans cette scénographie sans couleurs, ce sont les voix qui éveillent les sens et qui illuminent la production. Celle de Benjamin Bernheim, d’abord, dont le Tebaldo manque peut-être légèrement de caractère, mais dont le velours enchante immédiatement. Son ténor brillant se révèle pleinement maîtrisé dès le premier air, et sa musicalité émeut sans attendre. Tout au long de l’œuvre, sa sensibilité, ses nuances subtiles et son phrasé belcantiste sont un charme. Face à lui, Joyce DiDonato, travestie en Roméo montre une fois de plus une technique impressionnante mise au service d’une interprétation incarnée. Sa voix garde une certaine dureté, mais qui est contrebalancée par une souplesse de souffle lui permettant toutes les subtilités voulues par le bel canto. Avec Olga Kulchynska, elles offrent un duo très sombre et vocalement irréprochable, mêlant leurs voix avec grâce et magie. La soprano ukrainienne déploie une ligne riche et profonde et des aigus brillants. Son timbre, agréablement métallique, reste chaleureux sur toute sa tessiture, et lui permet d'ajouter quelque chose de très obscur au personnage. Malheureusement, la direction d’acteur l’oblige par moments à infantiliser le personnage, comme une pauvre petite chose fragile et aux gestes impulsifs dont l'absence de résolution entre amour et devoir devient faiblesse.
Pour compléter le quintette de solistes, Roberto Lorenzi (Lorenzo) et Alexei Botnarciuc (Capellio) ne sont pas en reste, et montrent tous deux leurs qualités vocales. Botnarciuc possède une voix riche en harmoniques et aux graves chaleureux, tandis que Lorenzi montre un baryton ample et rond. Dans le final du premier acte, la scène de quintette offre aux solistes une chance d’unir leurs qualités individuelles au service d’une émotion palpable.
La direction musicale de Fabio Luisi est vigoureuse mais sans ardeur superflue, une lecture de la partition juste et sans caricature. Les chœurs, quant à eux, donnent une interprétation musicale d'autant plus honorable, que leurs mouvements scéniques semblent dénués de direction, les laissant errer sur la scène, avant d'entrer et de sortir (la moitié du chœur masculin est aussi habillée en femmes pour pallier l’absence de chœur féminin au premier acte). L’ajout d’une dimension sociale à la rivalité entre les deux familles, en revanche, en donnant aux Montaigu des costumes populaires, est une idée suivie.