La Force du Destin force le respect à Bastille
Le metteur en scène Jean-Claude Auvray livre une version épurée de La Force du destin de Verdi, aux magnifiques costumes d’époque (signés Maria Chiara Donato) et au plateau (Alain Chambon) fortement incliné, principalement habillé des éclairages de Laurent Castaingt. Dans cette épure, un mur décoré figure la demeure du Marquis, une longue table transforme la scène en auberge, un immense Christ en croix, dos au public (et qui finira au sol, déchu), place l’action dans le couvent. Hélas, comme souvent, les passes d’armes sont mal réglées et donc peu crédibles (y compris la mort du Marquis). Cette production, héritage du classicisme des années Nicolas Joël à la direction de l’Opéra de Paris, a l’avantage de la clarté et l’inconvénient d’un statisme suranné.
En Leonora, Anja Harteros bâtit un temple à la subtilité, d’une voix intense aux graves ardents, au médium moiré et aux aigus purs. Son souffle long porte une projection concentrée, au vibrato structuré, témoin de toute la tension de son personnage. Théâtralement, bien aidée par ses costumes et maquillages, elle fait évoluer petit à petit son personnage de la jeune femme noble et resplendissante jusqu’à l’ermite émaciée et échevelée qui agonise dans les dernières mesures. Brian Jagde, pour ses débuts à l’Opéra de Paris, campe un Don Alvaro ténébreux, au timbre riche et reluisant comme la lame de son épée, à la projection fière comme le soldat qu’il incarne et à la voix très couverte, dont le son s’épanouit dans les notes tenues. Željko Lučić chante Carlo di Vargas (après avoir été Scarpia dans la production de Tosca). Il parvient à caractériser la complexité de son personnage, fils assoiffé de vengeance (il veut « consacrer deux âmes au dieu de l’enfer », dans la pure tradition des méchants d’opéra) mais capable de se montrer bon lorsqu’il se lie d’amitié avec Alvaro. La voix se colore ainsi selon le besoin, d’une douceur aimable à une acidité maléfique. Sa conduite de voix mène son timbre boisé et voisé d’un registre à l’autre, avec musicalité.
Varduhi Abrahamyan dessine une Preziosilla au tempérament de Carmen (qu’elle a chanté sur cette scène), ce qui n’est pas sans logique -les deux personnages étant des Bohémiennes sévillanes. Sa voix ombragée tire de la poitrine des graves profonds, tandis que les aigus incisifs sont émis à pleine voix. Sa ligne mélodique est souvent vive, portée par les danses de la mise en scène, mais manque parfois d’éclat, notamment dans son premier air. La voix brillante de Rafal Siwek en Padre Guardiano, tonnante et sombre, maintient constamment un legato cérémonieux, sur lequel Harteros prend assise lors de leur duo. Gabriele Viviani campe un Fra Melitone bon vivant, auquel il apporte son dynamisme. Les ressorts comiques de son personnage, qui transpercent parfois son timbre, lui assurent des vivats au moment des saluts. Son grain de voix séduisant et sa longueur de souffle n’y sont bien entendu pas pour rien. La basse Carlo Cigni campe un Marquis de Calatrava tendre puis outragé, d’une voix sombre et charnue. Sa projection large ouvre un vibrato souple, lent et régulier.
Majdouline Zerari (Curra) est peu audible par rapport à ses collègues, mais offre un timbre velouté et un phrasé saillant. Rodolphe Briand interprète Mastro Trabuco avec sa gouaille et son ténor de caractère. Lucio Prete est un Alcade engagé, à la voix claire et pincée, franchement émise. Laurent Laberdesque (le Médecin) manque de volume pour emplir la Bastille mais montre un timbre franc et un jeu empathique.
À la tête de l’Orchestre de l’Opéra de Paris, Nicola Luisotti est acclamé à la suite de la célèbre sinfonia pour sa fougue et ses contrastes. Le thème du destin est prégnant, percutant, triomphant. La musique s’obstine, comme le destin, dans un crescendo puissant. Les cuivres rayonnent, la clarinette envoûte, le violon solo émerveille par sa vibrante finesse. Pourtant, le chef semble s’essouffler par moment, et peine parfois à suivre les rubati -fluctuations rythmiques- de ses solistes (notamment d’Anja Harteros). Le Chœur de l’Opéra se montre théâtral et nuancé, d’une douceur suave dans la prière suivant par exemple directement la tempête de la malédiction, mais souffre, comme souvent malheureusement, d’un manque de précision rythmique qui nuit à la cohérence musicale d’ensemble.
Si la salle est loin d’être pleine, les spectateurs présents saluent le travail des artistes, et en particulier du couple central, la diva Anja Harteros, et la révélation Brian Jagde.