Un Bal masqué de Verdi, dernière danse de Tobias Richter à Genève
Richard Peduzzi a fait construire (par les ateliers de la maison) trois immeubles de bois, encadrant le plateau et coulissant. Le panneau central s'ouvre en deux pour présenter un palais sans trône (l'ascension et la déchéance se font en montant et descendant les escaliers), qui ressemble à un très haut sauna. Ces plateaux encadrent aussi le spectacle : lieu de complots politiques au début de l'œuvre, ils reviennent pour le bal masqué meurtrier final (les déguisements se font grâce à des perruques poudrées et des masques de papier figeant les visages). Le milieu de l'intrigue se déroule dans le domaine ensorcelant d'Ulrica, ici une scène vide avec seulement un grand rocher (qui ressemble à la gueule d'un animal ou bien aux bateaux dans le jeu de bataille navale).
Cet espace vide est aussi immobile (les personnages sont comme enracinés dans le sol). L'obscurité (fort heureusement habillée de lumières délicates sculptant de hautes tranches nuageuses avec les fumées) dilate les pupilles du public dans l'attente d'une éventuelle apparition. Un murmure d'étonnement parcourt alors les rangs, lorsque le metteur en scène fait entrer une illustration littérale : un pauvre enfant en pyjama blanc qui reste immobile et hagard (performance à saluer) au milieu du plateau jusqu'au moment où le comte autorise sa femme Amelia à dire adieu à son fils.
Franco Vassallo domine dès lors indéniablement le plateau et la fosse par sa voix puissante qui emplit le Grand Théâtre mais aussi car son incarnation sombre et menaçante tire son épingle du jeu (dans cette mise en scène). Sa noblesse vocale et de caractère se conserve dans la déchirure du mari et de l'ami trompé. La violence est froide, renfrognée mais même le menton systématiquement baissé n'amoindrit pas l'ampleur et la richesse du chant. Le grave est une cataracte de douleur, le médium est révulsé de tromperie, l'aigu est lyrique. Vassallo rappelle que son personnage de Comte Anckarström annonce la rage jalouse et lyrique d'Otello comme le sombre Iago (même si le Comte peste ici contre son manteau militaire jeté au sol, comme une étonnante inversion avec l'air de Colline pleurant son vieux manteau dans La Bohème).
Amelia interprétée par Irina Churilova présente d'emblée et constamment la tristesse de la femme qui aime un roi. Les inflexions vocales verdiennes tendent vers les lignes musicales et les harmonies nostalgiques. La soprano offre un même investissement à travers l'opus (dans ses petites répliques comme ses grandes arias). Le grave (très exigeant) de ce rôle est assumé, le médium est slave mais l'aigu se perd (les lignes sont lancées sans maîtrise, perdent la justesse et les harmonies deviennent aigres).
Ramón Vargas traduit lui aussi le caractère éprouvé de Gustave III dès sa première expression, qui est en outre l'un de ses airs très exigeants qui parsèment cet opus. La brisure du roi menacé par les complots politiques et l'amour impossible sont rendues par le ténor statufié, agenouillé, terrassé au sol. Mais la voix correspond : malgré un long souffle qui lui permet de maîtriser les décrochements vocaux et les accélérations, le vibrato se distend, le registre fatigue et se tend (il fait l'impasse sur l'aigu final dans son duo d'amour). Les consonnes très estompées se mêlent à son accent hispanique, donnant des airs de zarzuela au bel canto.
Ulrica (Judit Kutasi) sur son rocher atteint les graves (exigeants) du rôle sans pourtant employer la voix de poitrine et elle déploie vers le médium son volume tubé, avec des accents et phrasés dynamiques. Le page Oscar, rôle travesti assumé par Kerstin Avemo, s'anime et halète dans ses interventions à travers le plateau, le volume s'en ressent mais l'articulation est nette.
Les deux comtes -Ribbing et Horn par Günes Gürle et Grigory Shkarupa- complotent de leurs voix graves, très concentrées sur le placement rythmique. Cristiano a de Nicolas Carré la modestie du sujet respectant son monarque avec une voix placée mais retenue vers soi.
Le Chœur du Grand Théâtre de Genève (préparé par Alan Woodbridge) imprime sa justesse constante et un recueillement religieux lumineux. L'harmonie suave est même fondante (un peu aussi sur l'articulation des paroles). Porté et emporté par Pinchas Steinberg et sa jeunesse de 73 ans, l'Orchestre de la Suisse Romande anime ce bal masqué, passe du rire aux larmes, depuis l'infinie délicatesse d'une ouverture au bord de l'audible jusqu'aux danses, fanfares mais aussi coups du destin. Chaque intervention individuelle a une qualité de soliste et de chant bel canto, vibrant, juste et phrasé.
Le public applaudit longuement et chaleureusement cette production, saluant ainsi le mandat de Tobias Richter qui cède la place à Aviel Cahn (lui même remplacé par Jan Vandenhouwe à l'Opéra-Ballet de Flandre dans ce nouveau bal de nominations musicales).