Eugène Onéguine post-soviétique à Rouen
La production de Marie-Ève Signeyrole venue de Montpellier soulève des questions sur la nature du temps, la jalousie et la fidélité des couples Lensky-Onegin et Tatyana-Olga. Les deux sœurs Tatyana et Olga sont jumelées par un travail expert dans cette production. L'obsession de Tatyana pour le passé et pour Onéguine est nourrie par l'élégante soprano d'Anzhelika Minasova, tandis que la relation entre fleurette et promiscuité d'Olga pour le présent s'incarne dans le sombre contralto d’Evgeniia Asanova. Celle-ci apporte un élément menaçant au drame, avec son comportement imprévisible associé à une voix douce mais agile. Elle contribue à des quatuors remarqués au premier acte, surtout jumelée à Minasova comme la partition l'exige si souvent. La distribution inspirée met en évidence les similitudes avec le rôle de Carmen qu'Asanova vient de prendre à Séoul le mois dernier.
Rien que dans le troisième acte, Minasova déploie une gamme de couleurs émotionnelles qui caractérisent l'ensemble de l’interprétation, variée sur plusieurs degrés de nuances vocales, claire dans le médium, menaçante dans le grave avec un legato lyrique qui résonne en écho dans la salle. Le récit de la jeune femme aimante dans les deux premiers actes se transmet à l'étonnante aristocrate au troisième.
Les scènes domestiques du premier acte en particulier font briller la Madame Larina de Svetlana Lifar, qui combine nostalgie maternelle et pratiques de propriétaire sordide. Soutenue par Marie-Noële Vidal dans le rôle de Filippievna, le mezzo-soprano de Lifar se mêle au soprano et au contralto de ses filles : le quatuor du premier acte pour voix féminines est ainsi remarqué.
Dovlet Nurgeldiyev donne du ténor Lenski un timbre uniforme sur toute son étendue qu'il met à profit en tant qu'ardent patriote trahi à la fois par son amante Olga et son ami Onéguine. Son art vocal élevé avec une large variété de couleurs et de dynamiques appuie une interprétation du rôle attrayante car erratique. Onéguine, dans les mains de Konstantin Shushakov, est toujours hautain et distant lors des deux premiers actes - même dans ses échanges avec Tatyana - et son baryton lisse travaille le rôle avec superbe. Shushakov semble à son sommet d'intensité dans le troisième acte, où Onéguine brisé est définitivement réduit à une ruine émotionnelle par la loyauté de Tatyana envers son mari. Le manque de contrôle émotionnel de Shushakov est assorti à sa gamme de couleurs vocales, qui contraste à merveille avec la noblesse retenue de Minasova.
Le Gremin de Vladimir Felyauer s'appuie fort sur la puissance émotionnelle et sa gravité, avec une voix puissante dans les registres médium et grave. Il lutte cependant un peu avec les passages plus cantabile dans les registres supérieurs, surtout dans les scènes plus lyriques avec Tatyana, désormais sa femme. Mais ces sections sont puissantes comme ses duos avec Onéguine, aussi forts que sa présence silencieuse au fond de la scène lors des échanges entre Tatyana et Onéguine à la fin du troisième acte. Dans cette distribution russe, c'est le Français François Piolino qui chante intelligemment la superbe camée du Français Triquet.
Les scènes chorales sont habilement livrées par le Chœur Accentus / Opéra de Rouen Normandie, et l'Orchestre sous la direction d'Antony Hermus sculpte une fosse bien rythmée et décisive. L’ensemble doute un peu de l'intonation quand le chœur est au fond de la scène, mais l'acoustique les soutient, tout comme les solistes (qui peuvent facilement projeter le pianissimo).
La production de Marie-Ève Signeyrole fixe l'action des deux premiers actes en 1999 au moment où Eltsine cède le pouvoir à Poutine et en 2003 pour le dernier acte. Un immeuble d'appartements délabrés mélange kitsch occidental et sordide soigneusement entretenu, livré dès le début via la diffusion d'une musique techno-pop de Singing Together dont les paroles se traduisent ainsi : "Je veux un homme comme Poutine, qui est plein de force / Je veux un homme comme Poutine, qui ne boit pas / Je veux un homme comme Poutine, qui ne me rendra pas triste", 'dansé' par Anusha Emirth. La production donne de l'espace aux différents mondes et temps évoqués par les différents groupes de personnages de l'ensemble. La vision de Signeyrole donne à la fois une vue conventionnelle directe de la scène et une vidéo aérienne avec pour angle évident la culture russe des années 2000, une surveillance constante, à l'image de la prosodie russe du plateau.