La Princesse arabe à l’Opéra National du Rhin, douceur sucrée pour petits et grands
D’inspiration
turque, La Princesse arabe conte l’histoire d’amour entre
Jamil, un modeste poissonnier et Amirah, une princesse. Celle-ci,
envoûtée par le chant du jeune homme, fait fi des convenances
sociales et se jure qu’il sera son mari. Les noces passées, le
très susceptible Jamil prend la mouche lorsqu’Amirah le taquine
gentiment, devient muet et disparaît. S’ensuit une recherche
effrénée du mari bien-aimé dans le royaume terrifiant du Prince
flamboyant de l’oubli, et des retrouvailles finalement joyeuses.
L’œuvre ne se contente pas de narrer dans la plus pure tradition, elle construit, déconstruit et reconstruit le conte. Comme un mille-feuille, plusieurs couches de personnages se superposent. Il y a d’abord Ali, un enfant passionné par l’histoire d’Amirah et de Jamil, qui veut que sa tante Safah lui raconte la suite de l’histoire. Mais elle s’endort, et le reste du conte est pris en charge par un Étranger, sous les traits du comédien Grégory Morin, au rôle double de conteur et de Prince flamboyant de l’oubli. L’histoire d’amour ancienne de Tante Safah et de l’Étranger reprend à la fin de l’argument comme celle de Jamil et Amirah. La fonction de commentateur de l’argument revient aux enfants du chœur, qui poussent Ali à demander la suite du conte à l’Étranger, et assurent, en deus ex machina choral, une fin heureuse à l’histoire. Alors qu’Amirah devait mourir, assassinée par le Prince maléfique, ils exigent un retour en arrière, habilement exécuté par un effet de rembobinage physique des personnages. Jamil se décide à chanter à nouveau, le couple se réconcilie et tout est enfin bien qui finit bien.
Comme le mille-feuille de personnages, le livret de Paula Fünfeck présente plusieurs registres de langue. Le texte théâtral s’attribue la gouaille des enfants, les effets comiques et le registre quotidien et contemporain, lors de la rencontre entre Jamil et la princesse. Au chanté revient un registre plus soutenu, poétique et codifié dans l’expression des sentiments des personnages. Le livret se fond harmonieusement sur la partition, construite elle aussi en multiples couches par Anna-Sophie Brüning. Elle utilise des œuvres de Juan Crisóstomo de Arriaga, surnommé le « Mozart espagnol » pour son talent et sa mort précoce. En reprenant des parties de cantates, de symphonies ou de quatuor à cordes du compositeur, elle crée pour chaque personnage une caractérisation orchestrale menée de baguette de maître par la cheffe Alexandra Cravero. L’Orchestre Symphonique de Mulhouse fait avec soin la part belle aux cuivres et aux vents dans l’ouverture, trouve les sonorités arabisantes adéquates, dispense des pizzicati sonores et disperse l’angoisse des contrebasses lorsque Jamil disparaît.
La Maîtrise de l’Opéra National du Rhin, préparée par Cécile Bienz, et les Petits chanteurs de Strasbourg assurent pleinement leur fonction, aussi à l’aise dans le chant, rafraîchissant et à la belle portée, que dans leur jeu théâtral. Les spectateurs chanceux des premiers rangs se partagent les fauteuils avec les jeunes artistes, qui invectivent, demandent justice pour Amirah de façon convaincante dans leur placement de voix parlé autant que chanté. Leurs camarades sur scène assurent la fonction de dames de compagnie de la Princesse ou de méchantes petites créatures aux dents de requin sous les ordres du Prince flamboyant de l’oubli. L’ensemble des jeunes artistes est convaincu et convaincant, la synchronisation gestuelle très précise.
La Princesse Amirah est incarnée par la soprano Marta Bauzà. Comme le ténor Tristan Blanchet, qui campe son amoureux Jamil, elle s’adapte au texte parlé du livret de Paula Fünfeck et caractérise avec beaucoup d’humour et un très bon jeu scénique son personnage de princesse, qui termine toutes ses phrases en prenant l’intonation d’une ado gâtée et tête à claques. Lorsqu’Amirah livre ses sentiments, l’agaçante adolescente cède la place à une voix de velours touchante. Les aigus bien placés résonnent toujours, et sont tenus avec force lorsqu’elle pense avoir perdu son mari. La diction sort renforcée par le désespoir, la chaleur du timbre final est enveloppante, et la Princesse agaçante se révèle finalement très attachante.
Safah, sa suivante favorite, trouve en la mezzo-soprano Claire Péron une interprète enthousiasmante. Capable d’un très convaincant jeu théâtral en tante Safah conteuse, le personnage chanteur de Safah servante descend avec facilité dans les graves en un chant arabisant, monte dans des aigus purs sur la partition plus conventionnelle, articule en toutes circonstances un timbre à la projection nette.
Tristan Blanchet n’est pas en reste, ni dans l’interprétation du poissonnier dont l’odeur est apparemment pestilentielle, homme vulgaire qui se met les doigts dans le nez à la première rencontre avec Amirah, ni dans la métamorphose du personnage quand il se met à chanter. Le ténor mobilise toutes ses capacités pour faire justice à la voix d’or de Jamil. Il vante la qualité de son poisson en prenant les couleurs d’un contre-ténor avec réussite, ou s’épanche sur ses sentiments privés en adaptant le timbre au texte plus recherché, fougueux et puissant, l’articulation claire métamorphosant le rustre en amoureux convaincant.
Un énorme livre ouvert, folio gigantesque de bois blanc-gris, occupe l’ensemble de la scène. Par un système de trappe, les personnages surgissent des pages et le conte prend vie et forme. Gardant lui aussi en tête l’esprit des couches multiples qui caractérisent l’opus, Benoit de Leersnyder fait tourner à Ali les pages d’un livre de conte de taille normale, d’où surgissent des maquettes de papier qui représentent les différents lieux de l’action, du palais de la Princesse au royaume aquatique et anxiogène du Prince flamboyant de l’oubli. Le fond de scène éclairé par Ace McCarron illustre les décors poétiques d’Émilie Lauwers en toiles successives, toit de palais arabe ou fond sous-marin.
Sous les acclamations du public, tout est bien qui finit bien dans ce joli conte dont l’Opéra National du Rhin a d’ailleurs édité un livre pour enfants, Amirah ou La Princesse intrépide adapté et raconté par Karthika Naïr, illustré par Muriel Waerenburgh, mise en scène de papier aussi délicate que son pendant scénique par Benoit de Leersnyder.