Eugène Onéguine en noir et blanc à l’Opéra de Toulon
La
lecture scénique
d’Alain Garichot mérite de faire escale dans la rade de Toulon. Son
éternelle jeunesse la hisse désormais, depuis 1997, au rang de "classique". L’empreinte de la Comédie Française y associe théâtre de l’intime et ballet de cour. La mise en scène repose
sur un huis-clos, ouvert sur la dimension tragique d’immenses symboles (Elsa Pavanel) : arbres enracinés vers le
ciel, lune pesant sur la terre, comme une ombre
fuyante d’un monde si peu ou si mal habité par Lensky et Onéguine.
Une pluie de lettres, ruissellement de
confidence amoureuse, symbolise l’individu romantique et les liaisons dangereuses. Dans cet espace
tendu et ténu, un
travail de montage cinématographique en blanc et noir alterne tableaux d’ensemble (la société) et plans approchés
(l’intimité), promiscuité et solitude, déploiement et
concentration. Les chorégraphies
de Cookie Chiapalone sont intégrées
à l’action. Les
costumes
picturaux de Claude Masson collent au corps des personnages
de l’époque de Pouchkine. Ils
accrochent les lumières
blanches de jour et dorées de nuit de Marc Delamézière. Tout est resserré sur la
dynamique sentimentale de la psyché, l’ensemble
ne fait qu’effleurer les stéréotypes
d’une Russie aussi romantique qu’éternelle.
La distribution vocale, homogène et adéquate, équilibre voix slavophones et françaises. La Tatiana de Natalia Pavlova est auréolée de poésie. La soprano russe sait passer de la jeunesse émue à la princesse déçue en arpentant sa longue tessiture. Les aigus, filés ou frémissants, sont adamantins et flirtent avec le colorature. Au gré de l’action et de l’émotion, ses graves se lestent de toute l’intériorité de l’expérience vécue. L’air de la lettre (Je t’avais vu en rêve) suspend le vol d’un temps qui la rattrape. Sa prononciation, intense et claire, de la langue de Pouchkine, relève du théâtre. Ses amplifications ont une sensuelle fraîcheur, ombrée de quelques vibratos préfigurant son destin.
Sa grande sœur Olga est confiée à l’irlandaise Fleur Barron, mezzo au timbre pulpeux, à la présence de ballerine virevoltante, mais qui ne joue pas ici la carte ambigüe de la séduction. La voix est ductile, bien projetée. Quelques aigus pépient joyeusement au-dessus de graves étoffés et bien placés, tandis que le medium est absorbé par les harmoniques qui émanent de la fosse.
La mezzo-soprano Sophie Pondjiclis accomplit une Filipievna au jeu et à la voix d’airain. Son sens de la scansion rythmique se conjugue au déploiement progressif d’un timbre stylisé en dorure d’icône, à l’égal de ses mimiques. Ses yeux fixes veillent sur les jeunes sœurs comme si elles en étaient les prunelles. Madame Larina, la maman biologique, est confiée à la mezzo-soprano française d’origine géorgienne, Nona Javakhidze, au vibrato teinté par l’âge et la sollicitude du rôle. La voix sonne bien, avec une lumière ambrée qui sait tenir et maintenir son rang.
Le cygne noir Eugène Onéguine du baryton polonais Szymon Mechliński apparaît, tout de clair vêtu, en dandy byronien. Son physique sublimé par la scène traîne sur le plateau sa condescendance d’individu désabusé et provocateur. Il a dans la voix quelque chose de mécaniquement implacable, presque effrayant. L’énonciation est froidement définitive, la projection directe, les aigus acérés. Il sait mettre du trouble dans son chant lors du duel et lorsqu’il tombe en amour pour Tatiana, lors du duo paroxystique de l’acte III. La richesse du timbre convient à ce rôle métamorphique.
L’ami Vladimir Lenski est attribué au ténor biélorusse Pavel Valuzhin, au physique d’homme doux et pusillanime, victime consentante annoncée, lors du bal des soupirs (Que me révèle ce jour naissant). Il y a en lui un trésor de mélancolie : une capacité à nuancer, à émouvoir, qui le préserve de toute naïveté. Il perce un mince plafond de verre d’intimité sonore lorsqu’il s’abandonne à la colère. Il use d’un rubato chopinien, inspiré par Bellini, fait d’infimes oscillations entre clair-obscur, tension-détente.
Le Prince Grémine de la basse russe Andrey Valentiy offre sa verdeur charismatique. Il fait subtilement de l’ombre à Onéguine dans les graves : enchanteur déséquilibre. Le timbre, somptueux, se tient du côté des voix russes, au folklore inventé, au romantisme éternel, chantant du « fond de la nuit », avec un legato de grande école.
Un savoureux Monsieur Triquet est campé avec un parti-pris maniéré par le ténor, naturellement français, Éric Vignau. Sa présence physique et vocale onctueuse parodie la société de cour versaillaise, avec ses mouchoirs de dentelle et ses entrechats. Le baryton Mikhael Piccone assure avec une juste énergie déclamatoire les rôles du capitaine et de Zaretski.
La
direction musicale de la
cheffe finlando-ukrainienne Dalia Stasevska est singulière. Celle qui fut l’assistante d’Esa-Pekka Salonen et de Paavo Järvi, future invitée du BBC Symphony Orchestra,
remporte
l’affection percussive de la fosse, qui s’exprime par un doux
grondement de talons, à chacune de ses entrées. Vêtue d’une
blouse soyeuse
et colorée, elle a de grands gestes ondulants, qui se veulent
mimétiques des vagues sonores et des matières oniriques du
compositeur. Son articulation exagérée des paroles montre sa
familiarité avec la langue du livret. Sa lecture est fervente, elle
obtient de beaux pianissimi. Mais les textures, les tempi sont
parfois flous, erratiques : elle peine à faire émerger le
souffle chorégraphique qui fait respirer le drame (valse, cotillon,
écossaise). L’Orchestre de l’Opéra de Toulon accomplit un travail des vents et des percussions, alors que les cordes ont
quelques épanchements approximatifs.
Le
Chœur de l'Opéra de Toulon (préparation Christophe Bernollin), soumis
au défi de la diction russe, est très souvent en décalage, et
manque d’homogénéité.
Ce bémol n’empêche pas le public de faire l’expérience heureuse d’un moment d'opéra, et d'une rencontre -sinon entre les cœurs- entre les mondes de l’art.