Andrea Chénier en dernier à l'Opéra de Tours
Sans doute par le pur fruit du hasard, le chef-d'œuvre de Giordano se présente le même soir dans deux autres grandes maisons européennes : au Covent Garden de Londres avec Roberto Alagna et à l’Opéra d’État de Vienne avec Anna Netrebko et Yusif Eyvazov dans le cadre de la célébration des 150 ans du bâtiment situé au sein du quartier du Ring viennois. Bien que disposant d’une distribution moins prestigieuse, l’Opéra de Tours tient le pari et assure un spectacle haut-de-gamme, tant sur le plan visuel que vocal. L’enjeu s’avère d’autant plus important que cette œuvre est très rarement donnée en France, et il ne s'agit même que de la deuxième production de l’histoire de l’Opéra tourangeau (la première fut donnée en 1966 en français), alors que l’Opéra de Paris n'en compte qu'une seule production (mise en scène par Giancarlo Del Monaco en 2009) au cours du demi-siècle dernier.
Le metteur en scène florentin, Pier-Francesco Maestrini respecte fidèlement le livret et ses nombreuses didascalies. L’histoire qui s’étale sur plusieurs années (de 1789 à 1794) est bien placée à l’époque de la Révolution, comme l'indiquent les costumes (Luca Dall’Alpi) et décors (Nicola Boni) sur un plateau en pente (annonçant la chute) avec des escaliers (l'échafaud) au fond de la scène. Le premier acte est un faste galant d'aristocrates, personnages parés d’un accoutrement somptueux et bienheureux dans leur autosuffisance qui mène inéluctablement à la décadence (l’abbé tente de séduire la Comtesse Coigny et sa fille, Madeleine). L’environnement paisible et gracieux est perturbé à la fin de l’acte lorsque l’image d’un paysage bucolique (évoquant l’Antiquité) s’embrase à l’arrivée des révolutionnaires, sur fond de joyeuse musique galante (gavottes et menuets). Si Maestrini dénonce l’outrecuidance aristocratique, il en fait de même avec la violence des dirigeants jacobins dans le reste de l’œuvre. Des tableaux sont projetés sur la toile transparente d'avant-scène, les interprètes suspendus mimant les personnages des tableaux représentant la mort de Marat (ceux de Jacques-Louis David et Jean-Joseph Weerts) ou l’émeute à la Convention de Thermidor qui mène à la mort de Robespierre (estampe d'Albert Duvivier) : Madeleine de Coigny est ainsi figurée en Charlotte Corday (qui assassinat Marat) tandis que Gérard représenterait l’assassiné.
Le ténor Renzo Zulian interprète le personnage principal, juste un mois après l'avoir chanté à Maribor (Slovénie). Il manifeste son endurance vocale éminente par son interprétation puissante de bout en bout. Son air, par lequel il s’oppose à la frivolité de noblesse, montre les qualités du style proprement italien qu’il arbore (articulation soupirante et bonne prononciation du texte). Par ailleurs, s’il est capable de tenir l’intensité quasiment constante et de surpasser l’orchestre dans les aigus à pleins poumons, il est à court de délicatesse surtout dans « l’hymne d’amour » qui est le leitmotiv de l’opéra. Béatrice Uria-Monzon, à la voix timbrée et vibrée, incarne une Madeleine passionnée qui vit pour l’amour et est prête à se soumettre au sacrifice pour cette sainte cause. Son volume sonore se place sur un pied d’égalité avec celui de Zulian dans les duos d’amour, notamment dans l’apothéose qui précède leur trépas sous la lame de la guillotine. Quoique son chant soit plus nuancé en couleurs et dynamique, l’ampleur du son semble dominer la soirée.
Marco Caria assure le rôle de Gérard avec sa grande voix de baryton et sa remarquable maîtrise technique. Son jeu d’acteur très engagé sur scène est convaincant, allant d’un valet qui cultive les sentiments révolutionnaires jusqu’à devenir l'un des dirigeants du mouvement qui questionne ses principes. Or, les hésitations de son personnage n’affectent pas le chant de Caria : il attaque les aigus avec aisance et naturel, parcourant les longues lignes mélodiques d'un souffle phrasé toujours coloré d’émotion.
Christine Tocci incarne deux extrémités de l’échelle sociale : une riche et vaniteuse aristocrate (la Comtesse de Coigny), une pauvre et aveugle vieille femme à la voix plaintive (Madelon), avec un jeu qui révèle l’abondante variété des sentiments. Son timbre clair et pointu de soprano règne dans le haut registre, la projection de voix étant mesurée et en bonne collaboration avec l’orchestre. Marc Scoffoni en Roucher est un fidèle allié de Chénier qui déploie loin sa voix ronde et chaleureuse de baryton, par rapport à la douceur de la mezzo-soprano Ahlima Mhamdi (Bersi) qui parfois reste ombragée par la masse du son orchestral. Le ténor lumineux de Raphaël Jardin (L’incroyable) fait preuve de musicalité et de bonne intonation, mais son jeu est dépouillé de la méchanceté qu’exige une telle figure de conspirateur. Mathieu par Pierre Doyen est l’image-même de la Terreur : le personnage boiteux et noir traite ses opposants avec mépris et violence (scène du procès au tribunal). Il s’exprime par une voix aux couleurs sombres et propose une diversité de styles : chant déclamé ou mélodies développées, telle la Marseillaise chantée joyeusement depuis les coulisses.
Benjamin Pionnier à la baguette privilégie les tempi plutôt rapides et surtout la sonorité très intense qui vient souvent au détriment de l’équilibre des sections instrumentales. La masse du son des cuivres prédomine, alors que les cordes semblent étouffées dans une acoustique peu résonnante. Le Chœur (féminin) offre un agréable contraste avec le chant doux et suave de la pastorale (et ballet) au premier acte.
À l’issue de la représentation, la salle réserve un accueil très fervent à toute l’équipe artistique, les applaudissements se rythmant à l’unanimité.