L'Élixir d'amour, canettes et fête foraine en Avignon
Des militaires de l'opération Sentinelle en tenues de camouflage circulent ici à l'intérieur même du théâtre et les spectateurs peuvent reconnaître et constater de très près les modèles de leurs pistolets et fusils d'assaut. Ces soldats pousseront même le zèle jusqu'à aller patrouiller sur la scène alors que le spectacle est déjà bien engagé. Lorsque leur chef se met à chanter la partie de Belcore, on aurait envie d'imiter la candeur du personnage principal Nemorino en admirant (et jalousant) combien l'armée parvient à recruter de tels talents (ou bien à se dire que l'Opéra Grand Avignon a trouvé un moyen de faire des économies substantielles avec un tel personnel multifonctions). Les doutes sont toutefois levés lorsque le reste de la compagnie revient sur scène en tutus (par-dessus leurs tenues militaires réglementaires) et danse un ballet-farandole sur pointes. D'autant que le Belcore a la voix et l'allure rigoureuse et martiale de Philippe-Nicolas Martin, la stature en impose comme la ligne de chant expressive et le timbre charpenté.
Cette entrée en matière qui fait littéralement entrer les inquiétants enjeux actuels dans le spectacle, sans ôter sa légèreté comique est à l'image de toute cette production, de son projet annoncé et réalisé, d'autant qu'elle correspond profondément à ce melodramma giocoso : une "comédie douce-amère sur la manipulation, l'escroquerie, la crédulité", comme le résume la metteuse en scène Fanny Gioria par un paragraphe limpide dans le programme et par son travail sur le plateau.
Sachant aussi jouer du besoin d'offrir un plateau-tableau dans ce théâtre sans cintres ni dégagements, tout cet Élixir se passe dans une fête foraine immobile, désenchantée et sans attractions. La grande roue est un squelette de métal que personne ne saurait monter. Les sucreries (notamment la barbe à papa), mais encore davantage les boniments de Dulcamara et surtout l'alcool qu'est l’Élixir d'amour sont les anesthésiants des miséreux rêvant de "santé et amour, joie, fortune et or". Le contenu social grinçant et l'escroquerie sont d'autant plus pertinemment renforcés que le breuvage est ici servi dans des canettes en aluminium.
Véritable relief et "rafraîchissement comique" dans ce drame qui moque et escroque l'amour candide, Dulcamara fait rire aux éclats le public à chacune de ses entrées, le succès lui étant assuré d'emblée lorsqu'il présente son distributeur automatique de canettes-élixirs dans lequel apparaissent et disparaissent ses assistants. Tel un prestidigitateur, il fait flotter les breuvages au bout de son immense canne (grâce à un aimant pour aimant) en vantant les miracles de son produit. Sébastien Parotte appuie sa retape par des accents très toniques marquetant les phrasés, le soutien accentué suit mais le volume diminue progressivement et si l'assise vocale est ferme, l'ambitus n'est pas étoffé.
Personne ne veut des pommes d'amour que vend Nemorino dans sa petite charrette (à l'image d'Adina qui ne veut pas de son cœur) alors il se console avec le distributeur dont il obtient l'Élixir, froide machine à laquelle il chante une douce romance dans la fente à monnaie avant de danser un twist déhanché. La voix de Sahy Ratiananaivo est très placée et pincée, à la frontière du nasal mais à la mesure de cette salle de 900 places, lorsque l'orchestre ne dépasse pas le mezzo forte. Il construit l'air légendaire "Una furtiva lagrima" en deux crescendi homogènes, partant et repartant d'un délicat dolce et montant aisément à l'aigu.
Son Adina lui répond dans la douceur d'une bouche entrouverte voguant pourtant avec plénitude vers un aigu léger et sucré (comme une barbe à papa). Surtout le grave amplement velouté de Maria Mudryak assied tout l'ambitus. Le vibrato distend la ligne et les vocalises sont un peu jetées avant d'être rattrapées par le legato. Adina est responsable des peluches mais comme personne ne gagne de lots dans cette fête foraine sans attractions, elle a tout son temps pour lire Tristan et Iseult et la légende du philtre d’amour, pour sculpter ses lignes vocales et son caractère bien trempés grâce auxquels elle tient à distance les hommes, de ses talons et de ses talents hauts. Pauline Rouillard tire pleinement partie des courtes interventions de son amie Giannetta pour entrer dans la peau de son personnage tzigane au vibrato tendrement croquant.
Le chef Samuel Jean déploie une énergie constante pour que l'Orchestre Régional Avignon-Provence remplisse dans les crescendi à la fin des actes la vaste acoustique de ce long trapèze qu'est l'Opéra Confluence. Le rythme est en place et s'accommode d'un plateau allant, supportant l'énergie du Chœur de l’Opéra Grand Avignon très juste et sonore ensemble avant de s'éparpiller dans les passages séparés accélérant (figurant certes la foule populaire pour le moins bariolée, entre bohémiennes et bohémiens, robes paysannes, survêtements, baskets et mules). Les soli instrumentaux ne se perdent pas entre les caractères mélancoliques et festifs. Le public ravi ne s'y trompe pas !