Wagner triomphe à Bordeaux avec La Walkyrie
Les interprètes réunis ne sont peut-être pas les plus célèbres titulaires des rôles de La Walkyrie : plusieurs d'entre eux sont encore peu -ou pas- connus du public français. Mais ils s'élèvent pour le moins à la hauteur de la tâche et surtout le plateau, dans son ensemble, est d'une grande homogénéité. Les parcours de certains chanteurs sont parfois (d)étonnants, ainsi celui d'Ingela Brimberg qui débuta en tant que mezzo léger (en Rosine ou Chérubin), et qui affronte depuis une quinzaine d’années certains rôles parmi les plus lourds du répertoire de soprano : Tosca, Lady Macbeth, Salomé, et offre de Brünnhilde un portrait à la dimension de la complexité du rôle. Vocalement, la prestation impressionne l'auditoire : elle fait preuve d'une grande endurance (elle arrive à la fin de l’œuvre dans un état de fraîcheur vocale rare), les contre-ut sont fièrement dardés, la puissance lui permet de franchir aisément la masse orchestrale, même dans ses éclats les plus extrêmes, le souffle est long, et surtout le legato dans les passages cantabile et les nuances sont bien là, contribuant à faire de Brünnhilde un personnage de chair et de sang particulièrement émouvant. D’autant qu'Ingela Brimberg offre une prestation d'actrice accomplie : sa gestuelle vive et dynamique en fait presque une adolescente, notamment lors de son entrée en scène, avec des Hojotoho! d’une fraîcheur et d’une juvénilité étonnantes, tandis que sa physionomie particulièrement expressive permet de rendre compte des émotions traversées par le personnage.
Wotan est incarné par le baryton-basse Evgeny Nikitin, dont la prise de rôle est toute récente (octobre 2017 à Saint-Pétersbourg). Le timbre est étonnamment clair pour le rôle. Cela ajoute en clarté, en intelligibilité, en incisivité dans le rendu du texte, d'autant que le chanteur prend soin de donner des couleurs expressives aux mots qu’il souhaite mettre en valeur (contraste saisissant entre les deux das Ende! au second acte). En revanche, les passages les plus lyriques, et notamment les adieux de Wotan à sa fille, s’accommoderaient d’un peu plus de chaleur et de velours dans le timbre. Par ailleurs, le dernier acte voit Evgeny Nikitin quelque peu éprouvé : le souffle en particulier se fait plus court, ce qui l’oblige à accélérer le tempo voulu par le chef dans les tendres adieux à Brünnhilde et à reprendre pas moins de trois fois son souffle dans l’imprécation finale.
Sarah Cambidge fait preuve d'une projection facile en Sieglinde, la qualité de son timbre est préservée sur l’ensemble de la tessiture (n’étaient quelques aigus légèrement stridents), la féminité conférée au personnage est frémissante. Davantage de rondeur et de velours dans le timbre (notamment pour la nuance forte) apporterait cependant un surcroît d’émotion au personnage, en particulier dans les envolées lyriques, mais la chanteuse n'en reçoit pas moins l'une des plus belles ovations de la soirée. Issachah Savage possède les moyens exacts du rôle de Siegmund : tendresse et moelleux du timbre, puissance, ligne de chant châtiée et nuancée, le tout au service d'une émotion constante.
Stefan Kocan, timbre noir, graves abyssaux, est un Hunding inquiétant par son chant à la fois sauvage et racé, mais aussi par sa silhouette, étonnamment élégante, offrant un contraste presque angoissant avec la noirceur du personnage. Pour sa seconde excursion en terres wagnériennes (après Vénus dans la version parisienne de Tannhäuser à Monte Carlo), Aude Extrémo remporte un grand succès en Fricka. La voix est pleine, sonore, habilement projetée jusque dans les notes les plus aiguës du rôle et le personnage, habilement caractérisé, échappe aux interprétations caricaturales qui réduisent parfois Fricka à une simple épouse jalouse et hystérique.
Enfin, le public ne se prive pas d'adresser ses louanges à l’équipe extrêmement impliquée des "choisisseuses de morts", (sens étymologique du mot "Walkyries"), au sein desquelles se retrouvent plusieurs artistes souvent entendues sur la scène bordelaise (Adriana Bignagni Lesca, Marie-Andrée Bouchard-Lesieur, Cyrielle Ndjiki Nya, Léa Frouté). Scéniquement et vocalement, toutes parviennent à donner une identité propre à leur personnage.
La réalisation scénique (Julia Burbach et Tal Rosner) fait la part belle aux vidéos (conçues par Tal Rosner). Sont ainsi projetées en fond de scène, tantôt des images figuratives (un loup, des montagnes, des sapins), tantôt des formes géométriques colorées, tantôt des visions plus ou moins psychédéliques apparaissant et disparaissant au gré de la musique. Les interactions avec le plateau sont assez limitées, et le contraste est parfois gênant entre les images qui se succèdent à l’écran à un rythme effréné et ce qui est vu sur la scène, nécessairement beaucoup plus sage. Les acteurs, dont le jeu a visiblement fait l’objet d’un travail assez poussé, font alterner postures et gestes assez traditionnels et belles trouvailles (les mains de Siegmund et Sieglinde qui se rencontrent lors de l’échange de la coupe au premier acte, les Walkyries ne pouvant se résoudre à quitter leur sœur au dernier acte).
Enfin, le spectacle est porté par l'Orchestre National Bordeaux Aquitaine dont le foisonnement des couleurs est à la hauteur de sa précision et de la virtuosité instrumentale. Le chef Paul Daniel, donne sens au drame et la poésie est imparable (il ralentit parfois –raisonnablement– le tempo sur tel ou tel motif, comme celui dit du « malheur des Wälsungen », pour mieux le mettre en lumière).
Cette Walkyrie dont l’Opéra National de Bordeaux peut à juste titre s’enorgueillir, est accueillie au rideau final par des tonnerres d’applaudissements !