Rigoletto à New York enchaîne ses tubes, au néon
Une tragédie verdienne basée sur une œuvre française succède à une autre : en parallèle avec la nouvelle Traviata de Michael Mayer, dirigée par Nicola Luisotti, le Met propose un Rigoletto façonné par le même metteur en scène et le même chef. Cette fois-ci, Mayer a transposé l’intrigue à Las Vegas en 1960. Le plateau est rempli de machines à sous et tables de jeu, avec des boissons aussi pétillantes que les robes de soirée. Tout se déroule dans un casino, qui se transformera à l’acte III en une boîte miteuse, dont les alentours orageux s’illuminent à travers des tubes au néon. C’est là que se réalisera la malédiction lorsque Rigoletto découvrira sa fille assassinée dans le coffre d’une Cadillac Coupe de Ville 1960, avec la plaque d'immatriculation marquée « SPARFUC ». Ce concept inspire aussi des plaisanteries théâtrales qui font bien rire les spectateurs : ce sarcophage utilisé pour un divertissement exotique qui sert plus tard à l’enlèvement de Gilda, ou la cocaïne que sniffe le Duc (comme récemment à Paris), ce qui n'empêche pas une direction d’acteur au bord du statisme (surtout les chœurs).
La direction musicale se reconnaît d'emblée, notamment pour les spectateurs qui viennent d'assister à La Traviata (compte-rendu). Dès le prélude, Nicola Luisotti ne dirige certes pas giusto mais avec gusto et choisit souvent des tempi relativement rapides et réguliers, s’abstenant en général de libertés excessives pour les démonstrations individuelles, bien qu’il en autorise quelquefois aux principaux solistes. Ses ondulations occasionnelles du tempo et de la dynamique sont employées à des fins bien précises, comme pour peindre le destin ou les manipulations ainsi que l’érotisme. Comme dans La Traviata, la salle ressent de nombreux et nouveaux accents, par instants inquiétants, en contretemps ou subtilement boiteux, mais l'empressement à enchaîner les différentes scènes et répliques, neutralise le sentimentalisme dans la guirlande de tubes du dernier acte.
Cet enchaînement de répliques qui pousse en avant le drame et qui contrebalance ainsi l'immobilité sur le plateau, s’accomplit également grâce aux chanteurs. Les rôles mineurs sont tous confiés à des instruments bien projetés et adaptés à leurs fonctions dramaturgiques. Habillé en cheikh arabe, Stefan Szkafarowsky prononce furieusement la malédiction de Monterone avec une présence et une puissance vocale qui dépasse même celle du rôle-titre en volume. Dans les rôles de Sparafucile et Maddalena, Dimitry Ivashchenko et Ramona Zaharia contribuent à la réalisation de la fin tragique. Lui, muni d’une basse stable avec de fiables graves donne vocalement la priorité au drame, sans laisser trop regretter de légères (et rares) imprécisions quand il passe d’un caractère direct à une expression plus douce, rendant parfois ses récitatifs à la manière d'une comédie mozartienne. Sa sœur s’avère pour sa part un agent optimal pour séduire le Duc (aussi bien que la salle). À sa disposition, elle a non seulement une barre verticale pour danser, mais aussi un mezzo chaleureux et bien équilibré qu’elle sait investir dans les moments de haute intensité dramatique.
Dans l’univers que façonne la mise à jour de Mayer, le Duc de Mantoue assume le double rôle de directeur et d’artiste au casino. Si d’autres ténors disposent d’instruments plus aisés pour la leggerezza que demande la partition, Matthew Polenzani utilise le sien, qui s’étend aux notes au-dessus de la portée par une belle voix de tête assimilée avec les autres registres. Il exerce avec élégance et jeunesse son contrôle (de) souverain sur la musique et sur les cœurs des spectateurs, et même collé dans un fauteuil à l’acte II, il convainc autant par la douleur sincère de la première aria que par l’explosion de joie de la suivante.
Bien entendu, cela facilite l’identification du spectateur avec la Gilda amoureuse et rêveuse qu’incarne Rosa Feola, faisant ses débuts au Met. Son portrait impliqué de jeune fille rangée prisonnière dans la demeure de son père contrebalance des gestes trop mesurés et comme usés. Cependant, son soprano est riche et absolument équilibré, peu importent registre, nuance ou posture. Sa prosodie, son phrasé dramatique et son choix des moments pathétiques sont naturels jusque dans la transmutation de ses graves (le registre d’emblée équilibré prend un air fatidique, puis démonté). Seule la brève hésitation occasionnelle avant les (sur-)aigus, semble délicate.
Le rôle de son père, le personnage-titre, est confié à George Gagnidze. Vigoureux, intense et équilibré dès sa première intervention, son baryton infaillible garde sa qualité percutante et augmente même son impact sonore en fin de soirée pour prononcer la malédiction irréversible avec une force savamment ménagée voire cachée jusque-là. Sans recours à une vocalité exacerbée, son instinct drastique d’acteur-chanteur pousse en avant le drame par des répliques rendues mordantes et impatientes. À mesure de l’opéra, le bouffon se replie progressivement et s’adresse plutôt aux spectateurs (ou à soi-même) qu’aux autres personnages, et parallèlement, sa voix commence à s’installer au fond de son propre corps. De façon révélatrice, Gagnidze dédramatise le côté paranoïaque de son caractère face à la menace d’enlèvement, comme s’il était question de rappeler le point principal : celui qui incarne le drame, ce mélange hugolien du grotesque et du sublime, n’est pas Gilda, mais lui, le bouffon.