Dialogues des Carmélites, tragédie en triomphe à New York
Pour
conclure sa saison 2018-2019 avec une vingt-neuvième et dernière production, le Met
propose trois représentations de Dialogues des Carmélites (retrouvez notre compte-rendu de la diffusion en direct au cinéma). La mise en scène de John Dexter a été reprise plusieurs
fois –jusqu’en 1994 en langue anglaise– et sa première en
1977 a vu les débuts in
loco
de Michel Plasson ainsi que la participation de Régine Crespin dans
le rôle de la première Prieure, un rôle qu’elle a incarné
jusqu’à ses adieux au Met en 1987, après avoir créé le rôle de
la nouvelle Prieure en italien (à La Scala de Milan) et en français (à
l’Opéra de Paris) quarante ans plus tôt. Réalisée à travers
les costumes traditionnels de Jane Greenwood et la scénographie
épurée de David Reppa, dont les décors symboliques se
chargent du cintre pour donner relief au plancher grisâtre en forme
d’une croix, la vision de Dexter, comme elle a été ranimée par
David Kneuss s'est indéniablement patinée, malgré quelques moments un peu statiques, l’ensemble
de la mise en scène se posant tel un fondement pour les
prestations collectives et individuelles.
Comme le plateau chante, la salle chantera justement les louanges de toute la distribution, jusque dans les plus courts rôles. Deux mezzo-sopranos se prêtent aux incarnations de la Mère Jeanne, chantée en longues phrases par Tichina Vaughn avec un timbre dense, égalisé et bien projeté, surtout dans le registre haut, et de la Sœur Mathilde, légèrement cancanière et moralisatrice, qui est rendue vivante par la puissance et l’engagement vocaux et scéniques d’Emily D'Angelo, dont la procession vers la guillotine, ses bras écartés comme en triomphe, touche à l’insoutenable. S'y ajoutent les brèves interventions d’Eduardo Valdes (un Thierry calme et modeste), Paul Corona (un Javelinot doué d’un bon sens pour le mouvement scénique), Patrick Carfizzi (dont le baryton-basse chante le Geôlier avec ruse et détermination), Scott Scully et Richard Bernstein les deux Commissaires, le premier par un ténor à l'énergie quasi-bouillonnante, le baryton avec force et articulation.
Ayant traversé à nouveau l’Atlantique après quelques saisons aux théâtres de Marseille, Genève, Nancy et Monte-Carlo, le Canadien Jean-François Lapointe fait ses débuts au Met en valorisant l’importance dramatique du Marquis de la Force par la force de son chant dense et convaincant. Sa présence scénique gagne la sympathie du public, et sa bonne coopération avec les variations de l’orchestre est prometteuse concernant sa participation en septembre dans la nouvelle Traviata de Simon Stone à Garnier (en alternance avec Ludovic Tézier). Incarnant son fils, le Chevalier de la Force, David Portillo prête au rôle son ténor clair, dont la nuance et la souplesse augmentent à mesure de la soirée et atteint son sommet dans le duo avec Blanche à l’acte II, où frère et sœur semblent échanger d’expression à un moment donné : par la suite, l’accusateur sévère devient tendre, et celle qui se retient égale l’orchestre énergique avec le tempérament d’une Médée. À l’instrument du Chevalier ressemble du reste le doux ténor Tony Stevenson, qui rend soigneusement les répliques d’un Aumônier stoïquement calme, face aux événements funestes.
Contrairement à la pratique habituelle, le rôle de Blanche de la Force, normalement chanté par une soprano, est confié à une mezzo-soprano. En revanche, la Prieure Madame de Croissy est interprétée par une soprano (et non par une contralto). Toujours très demandée en tant que soprano dramatique dans les opéras tchèques et allemands, la Finlandaise Karita Mattila s’attaque ici au rôle de la première Prieure. D’emblée involontairement prisonnière dans son corps moribond, sa quête désespérée d’attention et de compagnie touche au jeu parlé, voire au mélodrame, comme la gestuelle de ses blasphèmes tutoie le grotesque. Or, son éraillement fait partie d’un ensemble organique et multicolore, tout aussi capable d’une dense chaleur et de scintillants aigus qui témoignent des dernières forces qu’elle emploie en s’assurant du futur de Blanche. Vocalement elle semble à la fois jeune et vieille, et le réalisme crédible de sa touchante scène de mort représente un point de douleur prolongé qui oscille sans transition entre toutes les nuances du personnage.
Adrianne Pieczonka assume Madame Lidoine par son expérience dans le répertoire straussien se manifestant dans la qualité tranchante de son soprano dramatique, ce qui lui rend naturellement une autorité impressionnante, envers ses collègues autant que les spectateurs. Si cette voix d’acier prend à de rares occasions un timbre un peu dur et acide, elle sert en compensation à charger les notes, enchaînées dans de belles lignes égalisées, avec un maximum d’intensité. Néanmoins, elle gagne après quelque temps en aisance et tiédeur, se solidarisant avec les autres sœurs autant qu’avec les fines ondulations de l’orchestre.
En Mère Marie, Karen Cargill se porte à merveille, son mezzo-soprano dru et énergique étant à son mieux aux moments d’acuité percutante avec les perles brillantes que sont ses aigus. Tout aussi éblouissant est le passage de son chant –et de son personnage– vers une tendresse qui s’épanouit avec peu d'effort sur toute sa tessiture, avant qu’elle n’affronte son destin avec une désespérance vocale qui répand sa douleur physique dans la salle.
Comme Karen Cargill, Erin Morley avait chanté la veille dans Siegfried (respectivement Erda et l’Oiseau de la forêt). Pour le rôle de Sœur Constance, Morley fait preuve de prédispositions avec un soprano clair et riche dans tous les registres qui ne s’englue pas dans le gazouillement. Le jeu drastique et le mouvement sur le plateau (surtout après l’entracte) animent la volonté de rendre le meilleur possible, même d’améliorer le travail du metteur en scène.
La preuve en est donnée avec son influence sur Blanche, dont elle suscite une irascibilité insoupçonnée dans l'un des nombreux dialogues réussis, qui renvoient au titre de l’opus. Pleinement placé dans son corps et sa palette expressive, le mezzo-soprano d’Isabel Leonard atteste d’une maîtrise équilibrée et d’une qualité sonore qui porte ses phrases au-dessus de l’orchestre dans toutes les nuances dynamiques. Les fins de phrases arrondies dans un diminuendo sont raffinées et Leonard passe sans heurt d’un chant retenu à des explosions dignes d’une Tosca, toujours avec le même investissement d’émotions. Si elle triomphe d'aigus superbes avec un pathos à l’italienne ou retombe dans une mélancolie douce-amère, l’engagement émotionnel et la sincérité sont toujours présents, en accord avec l’orchestre ou, comme dans son chant final, en libérant enfin son phrasé du rythme prescrit par la partition.
Après sa première saison en tant que directeur musical, Yannick Nézet-Séguin reçoit du public un accueil de favori. Son architecture sonore repose sur un arc brisé, ce qui lui permet d’atteindre des apogées marquantes à haut volume, transformées continuellement vers des fins de scène arrondies en douceur. Sous le même toit cohabitent l’intensité croissant vers de violents crépitements et discordances, ainsi que des atmosphères peintes tantôt en couleurs agréables, feutrées ou presque idylliques, tantôt fatidiques ou terrifiantes. Or, Nézet-Séguin parvient à en faire une unité, car la tension y subsiste sans que rien ne s’effondre – sans oublier les musiques cérémonielles ou triomphales, qui portent la tragédie à son paroxysme émotionnel – aussi bien que la finesse dans les détails : l’importance d’un solo pour hautbois, les fondations orchestrales des convaincants dialogues (souvent a cappella), ou un creux où peuvent respirer les chanteurs et le drame.