Tristan et Isolde : casting renaissant, mourir toujours
La mise en scène esthétise une idée de triptyque plastique contemporain : grotte stalactite puis arbre de vie avant un grand cadre néon. La descente aux enfers, lente, quasi-statique prend forme par les mouvements des ombres et des lumières. Si la première distribution avait déployé sa force d’interprétation, celle-ci apporte une nuance plus sépulcrale, pensive et poncée. Entre voyage psychanalytique et psychédélique, les voix se délient, portées par un destin inflexible où chacun se transforme et se mêle à l’autre. Du lâché-prise des personnages découle une liberté vocale qui se meut, pas à pas vers le romantisme et le drame.
Le premier acte établit le schéma amoureux et les forces vocales, notamment celle de Ricarda Merbeth dans le rôle d’Isolde, Princesse d’Irlande. La voix furieuse, très ornementée et déployée de la soprano lui confère un statut royal, légèrement hystérique dans la passion et un trémolo systématique avec des aigus un peu bouchés pourtant. Le second acte s’offre plus sensible. Mûre et acide, la voix s’arrondit, plus perlée, teintée de doute, presque enveloppée d’un voile mortuaire pour les graves et déployée dans les aigus, plus frais et malicieux. Isolde s’offre complexe, entre l’amour protecteur d’une femme et la crédulité amoureuse, plus infantile. Amant emporté dans le même voyage psychédélique, la transformation vocale du chanteur Christopher Ventris en Tristan est à la mesure de son amour. Évolution en parallèle, évolution chromatique, d’une timidité vers une affirmation, le ténor se teinte peu à peu, la voix légèrement sèche et soufflée s’enrichit jusqu’au climax de l’acte II. À la façon d’un spectre, de la naissance à la mort d’une teinte, le chant périt.
La mezzo-soprano Eve-Maud Hubeaux (qui avait déjà foulé ces planches avec Béatrice et Bénédict ainsi que Penthesilea) apporte une dimension baroque à la distribution. D'un souffle long, sombre et infléchi, la diction précise de la chanteuse brille d’une maturité presque religieuse. Humble, elle s’offre d’aigus piqués et précis comme de graves sombres et latents. Le Roi Marke interprété par la voix abyssale et autoritaire de Franz-Josef Selig marque la distribution grâce à son assise, trône redoutable. Figure de royauté britannique, la voix du chanteur roule des r, façon Cornouailles et psychopompe (Dieu qui conduit les âmes des morts).
Plus sensible et aérien, Ed Lyon brille d’une voix souple dès les premières notes qui ouvrent la pièce dans une liberté a cappella. La performance au pas millimétré d’Andrew Foster-Williams dans le rôle de Kurwenal, peut paraître un récitatif mais le baryton offre un chant scandé nourrissant le caractère d'écuyer, fier et autoritaire, quasi martial. Enfin les redoutables graves de Wiard Witholt dans le rôle de Melot ajoutent au cérémonial de la descente aux enfers de Tristan et Isolde. Droit, ferme, c’est avec une voix cernée et abyssale que le baryton joue, immuable.
Accompagnées des chœurs masculins de La Monnaie, les voix solistes se trouvent soulignées de graves sûrs, annonciateurs d’un destin tragique, toujours plus sous-terrains. Sous la direction d’Alain Altinoglu, les violons cinglent de finesse, impalpables et lointains. Les motifs entêtants sont pénétrants tels un conte, un patrimoine renouvelé par un chromatisme de couleurs et d'intentions.