Un tramway nommé désir pour le Teatro Colón
Sur les premières mesures de la partition est projetée en filigrane une séquence vidéo en noir et blanc esthétisée, entre abstraction tragique décousue et générique cinématographique (procédé repris à l’occasion de l’épisode du viol et à la fin de la représentation), avant que la scène et les décors ne se dévoilent enfin. Blanche peut alors pénétrer l’espace modelé par la scénographie d’Enrique Bordolini qui présente, entrelacée de néons publicitaires, la maison de Stanley et Stella Kowalski (chez lesquels Blanche Dubois se rend), placée en coupe transversale sous la structure d’un pont suspendu. La configuration de ce décor unique confirme les références au fameux film homonyme d’Elia Kazan (1951).Il dévoile l’escalier et l’entrée double de l’appartement des Kowalski (au rez-de-chaussée) et celui de leurs voisins, les Hubbell (au premier étage), la cuisine qui fait aussi office de salle de séjour, la chambre principale, puis la salle de bain. Cette configuration oblige le spectateur à balayer du regard ces quatre foyers parfois tous occupés : savante gestion de l’espace qui s’attache à mettre en valeur des scènes intimistes juxtaposées et la promiscuité. La table tournante de la cuisine accompagnant les répétitions lancinantes du « What time is it? » de Blanche (qui font penser à l’univers de Beckett) rend palpable le malaise familial. De même, le spectaculaire arrêt sur image des personnages masculins attablés à la cuisine, plongés dans la pénombre, impressionne alors que Blanche entame l’un des airs les plus mélancoliques et poignants de l’œuvre dans la chambre mitoyenne (« Ah, the sea… »). Les effets de zoom photographique permis par la machinerie et l’avancée de la chambre sur le devant de la scène sont autant d’éléments ingénieux supplémentaires. Ces choix de mise en scène sont appuyés par des éclairages spécifiques qui orientent des focalisations, entre autres sur les costumes du créateur de haute couture italo-argentin Gino Bogani comme autant de références au film.
La complexité est aussi présente dans une partition réclamant souplesse stylistique et précision instrumentale. Le chef invité, l’Irlandais David Brophy, a déjà assumé en 2006 la première européenne de ce Tramway nommé désir dans sa patrie. Sa direction est pleine de nuances, d’ombres, de brillances, et d’idées porteuses (un percussionniste jouant du xylophone et des castagnettes dans la loge mitoyenne côté cour). Souvent narrative, à la façon de la bande originale d’un film noir, la musique de la Orquesta estable del Teatro Colón, sous sa baguette, explore les ressources swing de certains instrumentistes et donne à l’ensemble des accents de big band de jazz. Les pizzicati de la contrebasse déversent leur rythme langoureux de cool jazz après que Stella et Stanley font l’amour, tandis que la trompette donne l’impression d’improvisations sur le mode d’Ascenseur pour l’échafaud (Miles Davis). Ce swing est aussi celui des chanteuses. Ainsi Orla Boylan (Blanche) s’essaye-t-elle (avec succès) à la fin du premier acte au scat, cette technique des chanteuses noires américaines consistant à imiter les sons des instruments, à vents en particulier, en vocalisant et improvisant des syllabes arbitrairement choisies.
Les cinq principaux rôles sont tenus par des chanteurs anglophones, leur diction est donc irréprochable, même lorsque Blanche s’exprime en français dans le texte. L’Irlandaise Orla Boylan est une soprano aux grandes qualités vocales et dramatiques (si la scène du viol est assumée, la diabolique furie « Fire ! Fire ! Fire ! » est toutefois desservie par le fait que Blanche joue, sans le vouloir, les passe-murailles, en passant de la chambre à la salle de bain sans franchir le seuil de la porte). La voix claire et puissante projette avec autorité des phrasés qui explorent les ambiguïtés d’un personnage fascinant (séduction/repli sur soi, attirance/rejet). L’aigu est maintenu sans efforts apparents pour conclure l’acte II. Les intentions vocales et actoriales sont ciselées et la performance est acclamée. Sarah Jane McMahon incarne Stella comme elle l’avait déjà fait au Tulsa Opera (États-Unis) en 2016. La fragilité physique et mentale du personnage, son tiraillement entre son époux et sa sœur, sont rendus par les inflexions agiles de sa voix de soprano et ses qualités d’actrice. Chanteuse douée d’un timbre frais, elle possède une articulation très claire. La forte charge émotive qu’elle transmet touche le public. L’Américaine Victoria Livengood fait du personnage de la voisine (Eunice Hubbell) une femme forte, courageuse, déterminée, qui s’oppose avec vigueur à la domination des hommes. La puissance vocale, la chaleur du timbre et la force des interventions de la mezzo-soprano donnent du relief à son personnage. Alicia Cecotti (la Mexicaine et l’infirmière) est impliquée dans ses rôles et contribue à la qualité vocale et dramatique d’un plateau féminin très en verve.
Du côté des chanteurs, le baryton américain David Adam Moore incarne un Marlon Brando plus vrai que nature. Ses gestes, déplacements, poses corporelles, jusqu’à son physique sculptural de bad boy et les traits de son visage (ressemblance troublante), font de lui un fier descendant de l’acteur américain. Ses provocations vocales dévoilent un baryton puissant et convaincant, caractériel dans de surprenantes vocalises, à l’aigu coupant, aiguisé comme un rasoir. Son comparse Mitch (Harold Mitchell), que chante son compatriote Eric Fennell, est un personnage par nature plus effacé durant le premier acte. Le manque de volume ponctuel de ce ténor, lors de sa rencontre avec Blanche, colle à la personnalité de son personnage, timide et maladroit. Il manifeste par ailleurs des qualités expressives, un phrasé vocal ample et varié avant de faire rire par sa romance comique avec Blanche. Le jeune distributeur de journaux chanté par Pablo Pollitzer joue de ses qualités comiques et soutient son rôle face à Blanche, croqueuse de jeunes mâles. Si Darío Leoncini (le voisin Steve Hubbell, mari d’Eunice) incarne avec application un personnage compréhensif et humain, Joaquín Tolosa, en Pablo Gonzales, complète utilement la bande des joueurs de poker. L’intervention du médecin interprété par Eduardo Marcos contribue enfin à asseoir la tonalité tragique de l’œuvre.