Iolanta & Casse-Noisette à Garnier, du rêve aveuglant au cauchemar brûlant
Dans cette production où les deux opus s'enchaînent sans interruption (les entractes ont lieu au milieu de chaque œuvre), la représentation de l'opéra Iolanta est le cadeau d'anniversaire offert à Marie (l'héroïne de Casse-Noisette) qui reçoit également un disque vinyle de Casse-Noisette posé sur un gramophone. Marie admire et embrasse les chanteurs (elle finira embrasée par une météorite enflammée s'abattant sur la Terre), elle fond en larmes de joie (elle fondra tordue au sol de pleurs et de douleur), elle s'identifie au personnage de Iolanta, tombe amoureuse comme elle du Comte Vaudémont et plonge dans un ballet où chaque personnage de l'opéra a son double danseur, un rêve qui tourne bien vite et définitivement au cauchemar.
Pour l'opéra, une lucarne carrée ouvre au milieu du cadre de scène sur un petit salon étriqué en forme de demi-ovale. Le lieu et sa forme représentent ainsi l'aveuglement littéral et symbolique dans lequel Iolanta est enfermée par son père : le salon a la forme d'un œil, sa paroi transversale (le cristallin) est voilée par un fin rideau translucide (qui sépare la scène du public) et sa cornée est obstruée puisque les fenêtres au fond du salon sont couvertes de givre et de buée, empêchant de voir tout horizon. Justement, à mesure que l'héroïne découvrira la chaleur de l'amour, la glace fondra, la buée coulera et son amant Vaudémont entrera littéralement par ces fenêtres. Les éclats soudains de lumière (réglés par Gleb Filshtinsky) rappellent l'éblouissement qui frappe derrière des paupières closes.
Ces éclats se retrouvent dans la voix de Valentina Naforniţă qui interprète le rôle-titre par un aigu étincelant vers un rire clair, correspondant toutefois à la blancheur du grave pour cette soprano qui n'utilise pas la voix de poitrine. Le médium est aisé, souple mais couvert par l'orchestre à partir du mezzo forte, notamment car cette Iolanta ménage ses effets et en particulier le crescendo/decrescendo pour faire brûler son aria vers un aigu enfiévré. D'abord bien assuré sur les passages les plus allants, son rythme fatigue un peu en fin d'opéra. Son aimé, le Comte Vaudémont, chevalier bourguignon qui lui ouvre les yeux est campé par Dmytro Popov, ténor au tonus martial dont le timbre éclatant semble justement adouci, affiné par le voile scénique, dont la lumière se fond dans l'obscurité de la pupille aveugle face à lui. Le souffle reste long et riche, la ligne très couverte.
La préceptrice Marthe portée par Elena Zaremba a la voix sourde et slave d'une sonore babouchka avec un appui sur le médium mais également sur l'aigu (deux pivots qu'elle tente d'ailleurs de réunir par un vibrato laxe). Même confortablement -et volontairement- avachie dans son fauteuil, le chant porte sur sa longue voilure. Le rôle du Roi René a été victime de deux annulations successives (Ain Anger puis Alexander Tsymbalyuk) et le public assurément conscient du défi relevé par Krzysztof Bączyk lui offre un bel accueil (il en fera de même pour chaque numéro et chaque artiste) : le chanteur dispose en effet de toutes les (larges) notes du rôle et Tchaïkovski a eu la belle idée de le laisser commencer et finir ses séquences a cappella, ce qui lui permet de proposer de souples entrées et des fins de phrases adoucies. Certes, le grave et l'aigu s'étiolent (ce que n'aide nullement sa tendance à respectivement baisser le menton et lever les talons) mais son investissement n'en demeure pas moins incontestable (en témoigne le bruit du service à thé posé sur la table lorsque le chanteur tombe au sol à genoux). Artur Ruciński domine le plateau et même la fosse par son volume et son abattage à travers tout l'ambitus de baryton, autant de franches qualités idoines pour son rôle de Duc de Bourgogne. D'emblée vaillant et sonore, il gagne encore en caractère et en puissance grâce au métal solide et souple qui forge le cœur de sa ligne.
Se renfrognant et se cambrant de plus en plus à mesure qu'il doit surmonter le crescendo orchestral, Ibn Hakia, le médecin maure, lève la voix (du baryton Johannes Martin Kränzle) comme il appelle Iolanta à lever les yeux vers la lumière du ciel. Gennady Bezzubenkov chantant le rôle de Bertrand, le portier, est la basse russe comme Vasily Efimov en est le ténor officier, Alméric. La voix vrombissante, chaude, ample et souple de celui-là bondit d'une juste pesanteur sur les tréfonds sombres du grave slave répondant à la couleur lumineuse de celui-ci, tendu vers son but : l'aigu pincé, intensément vibré et tiré à quatre épingles. Bezzubenkov propose en outre une tendresse émue par les souffrances de l'héroïne, aussitôt illuminé de visage comme de voix lorsqu'elle retrouve la vue. Les deux infirmières Brigitte (Adriana Gonzalez) et Laure (Emanuela Pascu) veillent aux bons soins de la captive en formant un duo vocal large et boisé mais qui se décale lorsque les femmes du chœur les rejoignent (celles-ci étant littéralement sous la scène, au fond de la fosse). Cependant, les chœurs mixtes (préparés par Alessandro Di Stefano) réunis soutiennent magistralement le tutti final de l'opéra.
Le chef d'orchestre Tomáš Hanus offre une prestation délicate, douce et confiante de part en part. Au début de chaque opus, l'orchestre prend d'abord le temps de déployer de langoureux effets, ce qui permet aux chanteurs d'effiler leurs lignes mais contraint d'abord les danseurs à allonger leurs gestes. Heureusement, la fosse avance progressivement vers le tempo, transmettant les pulsations et même les élans au ballet. La phalange instrumentale illustre même les événements du plateau, se faisant neige cotonneuse de cordes sur des flocons de harpes, percussions justement martelées (à casser les noisettes), douces et longues harmonies de cuivres, vents dansants, surtout.
Le ballet est confié à trois chorégraphes, à commencer par Arthur Pita qui assume la danse d'anniversaire, jusqu'aux farandoles festives, chenilles et autres danses animalières. Mais la fête et l'amour de Marie (dansée par Marion Barbeau) et Vaudémont (Arthus Raveau) tourne à la violence dès le second épisode "La Nuit" chorégraphié par Edouard Lock : même les pointes, les entrechats et surtout les fouettés (très toniques) sont agressifs. Le chandelier qui clignotait d'abord pour figurer la cécité de Iolanta, après avoir brûlé d'intensité explose et le monde avec lui : des gravas écrasent Vaudémont dans un bruit électronique de tonnerre, dans un nuage tourbillonnant de poussière (Valse des flocons tournoyante, danse tourbillonnante du cadavre relevé signée Sidi Larbi Cherkaoui). La sombre forêt (par Edouard Lock) mêle griffes serrées, bras de cygnes, danse de loup-garou et le leitmotiv des prestes retroussés de robe (mêlant le désir à la violence). La féerie semble revenir dans un passage rappelant la version classique de Casse-Noisette : parmi des jouets plus grands qu'elle, Marie retrouve sa taille et son âme d'enfant, parenthèse enchantée avant que le plateau ne se vide pour être embrasé par une immense météorite en vidéo.
Le mur noir du fond de scène se relève sur le salon en alcôve de Iolanta, Marie se tord de larmes et de douleur au sol. En réunissant ces deux histoires enchanteresses, sous la forme symétrique d'un chiasme (de l'obscur aveuglement tragique à la lumière de l'amour, puis de l'amour au tragique), Tcherniakov prolonge la moralité de ces histoires : voilà ce qui attend les si belles, naïves et jeunes filles qui croient aux contes de fées et au prince charmant.
Réservez ici vos places pour assister à cette production jusqu'au 24 Mai 2019