Manon à l’Opéra Comique : l’héroïne de Massenet rentre enfin à la maison
Comme toutes les productions d’Olivier Py, celle-ci a fait quelque bruit et a reçu un accueil houleux à Bordeaux le mois dernier. À l’Opéra Comique, quelques huées sont vite noyées sous les bravos enthousiastes des spectateurs.
L’omniprésence du sexe dans la mise en scène de Py rappelle que l’œuvre, parue au siècle de Laclos, Crébillon, Sade, fit un scandale retentissant, fut saisie et condamnée à être brûlée ! Olivier Py considère que le penchant de Manon « pour le plaisir » consiste en un attrait irrésistible pour le plaisir des sens. Dès lors, l’hôtel de passe dans lequel elle fait halte au premier acte ne fait que mettre au jour sa fascination pour le stupre : « Combien ce doit être amusant de s’amuser toute une vie ! », s’exclame-t-elle en voyant les prostituées multiplier les aventures sexuelles et mener les hommes par le bout du nez. La seule référence au XVIIIe siècle se trouve au quatrième acte : l’action se passant pendant la période de Carnaval, tous les abus, toutes les excentricités, tous les travestissements semblent permis, et Manon arrive à l’hôtel de Transylvanie déguisée en chevalier, tandis que Des Grieux est grimé en Manon, portant robe rouge et longue perruque. C’est ici le stade ultime de la déchéance de ce noble déclassé, de ce prêtre défroqué : dépossédé de sa virilité, tel Hercule face à Omphale, Ulysse face à Circé, il rejoint la galerie des héros de l’Antiquité qu’ont conduit à leur perte les sortilèges des femmes magiciennes ou enchanteresses : Manon n’est-elle pas d’ailleurs qualifiée de « sphinx étonnant , véritable sirène » par le chevalier ?
Fort heureusement, Olivier Py a gardé intact l’« énigme » Manon et n’a pas réduit le personnage à une prostituée : comme dans le roman de Prévost, elle garde sa part d’insondable mystère, tantôt provocante (incroyable scène de séduction érotique à Saint-Sulpice), tantôt innocente, fragile, tragique, sincère, insensible. D'autant que le spectacle offre des moments de poésie (la rencontre de Des Grieux avec Manon, dont la silhouette se détache sur un ciel étoilé, ou encore les étoiles écrivant le nom de Manon dans le ciel au moment où meurt l’héroïne, qui semble alors devenir une constellation. Ainsi se trouve pérennisé le mythe de Manon au moment même où elle chante : « Et voilà l’histoire de Manon Lescaut… ». Le spectacle, enfin, comporte de purs moments d’émotion au premier rang desquels la bouleversante scène finale : semblant rejouer la scène de la première rencontre, Manon réapparaît au fond du plateau, non pas couverte de haillons, mais vêtue d’une robe étincelante dont le contraste avec le visage défait de l’héroïne et sa démarche hésitante est saisissant : Manon, reine d’un jour à la couronne de pacotille, que l’immersion dans un monde fait de clinquant, de superficialité, de plaisirs faciles et sans lendemain laisse exsangue et brisée.
Le public, devant cette lecture de l’œuvre forte et hautement cohérente, fait montre d’une attention exceptionnelle. La mort de Manon, notamment, se déroule dans un silence religieux, comme si les spectateurs, happés par l’émotion, ne voulaient perdre une syllabe du chant désincarné de l’héroïne.
Patricia Petibon offre de Manon une interprétation saisissante : en vingt ans de carrière, la voix a bien sûr mûri, a gagné en puissance, le medium est devenu chaud et s’est richement coloré. L’aigu est toujours vaillant et projeté avec éclat, même si, ici ou là, il se fait un peu moins facile ou est un soupçon un peu bas. Mais c’est broutille devant la puissance de l’incarnation : Patricia Petibon rend les facettes de l’héroïne avec une facilité et un naturel confondants. L’adéquation de son chant et de son jeu fascine le public qui lui réserve une véritable ovation au rideau final.
Son Des Grieux est incarné par un Frédéric Antoun aux allures à la fois adolescentes et viriles, fort et fragile tout à la fois. Lui aussi se montre acteur, capable de dire les alexandrins avec aisance et naturel. La voix est chaude, légèrement couverte mais bien projetée. D’une implication entière, il offre de Des Grieux un portrait touchant –mais qui pourrait l’être encore davantage si la fragilité et la tendresse du personnage transparaissaient un peu plus dans son chant, ne serait-ce que par un usage plus fréquent de la nuance piano, dont le ténor est par ailleurs capable : les aigus, attaqués en force, se terminent assez souvent par de très beaux diminuendi.
En dépit d’une projection un peu plus limitée dans le registre grave, Jean-Sébastien Bou fait entendre un chant solide, sonore, assorti d’une diction parfaitement compréhensible. Il brosse de Lescaut un portrait détestable à souhait, chantant à l’envie qu’il se montre garant de l’honneur de la famille tout en n’hésitant pas à conduire sa cousine sur le chemin du vice et de la prostitution. Le vibrato un peu trop prononcé dans l’aigu forte de Laurent Alvaro (le Comte), n'empêche pas son interprétation de regorger d’humanité : plus encore que son air à Saint-Sulpice, sa « conversation chantée » avec Manon lors du Cours la Reine, où le timbre se fait d’une grande tendresse et où les mots sont distillés à fleur de lèvres, est un moment de grande émotion.
La qualité du spectacle n’aurait pas été la même sans le grand soin accordé à la distribution des rôles secondaires : l’hôtelier sonore d’Antoine Foulon, le Morfontaine à la fois drôle et inquiétant de l’acteur-chanteur Damien Bigourdan (dont la voix est plus corsée que celle des habituels titulaires du rôle, ce qui donne au personnage un relief inaccoutumé), le Brétigny plein d’aisance vocale et scénique de Philippe Estèphe (voix chaude, ligne de chant soignée, lui aussi excellent acteur et diseur), les trois grisettes Javotte (Adèle Charvet) et Rosette (Marion Lebègue) dont les timbres veloutés de mezzo se marient harmonieusement avec celui de Poussette (la soprano Olivia Doray, timbre éclatant mais dépourvu de dureté).
L’orchestre (Les Musiciens du Louvre, l’Académie des Musiciens du Louvre, le Jeune Orchestre de l’Abbaye de Saintes) sonne parfois un peu fort pour le délicat écrin de l’Opéra Comique, sous la direction d’un Marc Minkowski privilégiant les effets dramatiques et les violents contrastes à la fluidité du discours. Le résultat peut surprendre, mais confère à l’œuvre une urgence dramatique –et parfois tragique– étonnantes. Les Chœurs de l’Opéra National de Bordeaux, préparés par Salvatore Caputo, font montre d’une homogénéité dans les registres, d’un sens des nuances très louable et sans aucun décalage, même dans le chœur ouvrant le tableau de Saint-Sulpice où le caquetage des dévotes s’y prête particulièrement !
La soirée s’achève par un énorme succès pour l’ensemble des interprètes, un triomphe pour Patricia Petibon et Frédéric Antoun.