Mozart à Rouen, travaux aux tournants
L’auditeur, arrivant à Rouen par sa gare de style Art Nouveau, a la surprise de découvrir la ville normande en travaux à chaque croisement et parvis. Il ne se doute pas encore que ces coups de pioches et marteaux introduisent justement ses pas vers un concert Mozart bâti autour de spiritualités parfois opposées mais unies autour d’un bien commun : l’Homme et le Constructeur. Laurence Equilbey s’attache à montrer le visage de Mozart, compositeur de musique sacrée d’appartenance maçonnique que la mort et la foi interrogent et impressionnent. En témoigne le Requiem bien sûr mais aussi la Maurerische Trauermusik, musique funèbre avec chœur d’hommes, écrite à la mémoire de deux frères de loge, une oeuvre profane d’initié où se retrouve, comme dans sa musique sacrée, une des caractéristiques du compositeur : son humanité.
Pour dessiner ce portrait faussement ambivalent, Laurence Equilbey a besoin d’outils à la hauteur de ses ambitions. Elle dispose cependant de forces musicales aux qualités disparates. Les couleurs et le son de l’Orchestre de l’Opéra de Rouen Normandie tirent les œuvres au programme vers un romantisme chaleureux. Les cordes manquent parfois de justesse et de rondeur (relativement à l'usage des cordes en boyau) mais les bois révèlent de belles qualités d’homogénéité et de phrasés, tandis que les cuivres ne manquent pas d’engagement. L’acoustique de la salle du Théâtre des Arts de Rouen n’est pas la plus propice aux contrastes dynamiques et rythmiques, il faut donc toute la fougue et la rigueur de la cheffe d’orchestre pour maintenir tempi et cohérences verticales et horizontales des lignes musicales.
La basse Andrea Mastroni a pour elle une belle rondeur sur toute la tessiture mais la couverture parfois excessive de la voix et la recherche de noirceur permanente compromet trop souvent la justesse. La puissance et la longueur de souffle sont pourtant bien présentes comme en témoigne le Tuba mirum. Ce potentiel le conduira peut-être vers d’autres répertoires plus propices à faire valoir ses qualités. L’alto Giuseppina Bridelli n’a que quelques phrases en dehors des quatuors pour laisser entendre un timbre sombre et argenté que l’écriture solistique du Requiem ne permet pas d’exprimer pleinement. Se devine néanmoins un tempérament et un sens de la ligne hérités de sa pratique assidue de la musique baroque. Le ténor Jonathan Abernethy semble en retrait et manque parfois de couleurs et de vigueur comme à l’attaque du Mors stupebit et natura et c’est vers la jeune soprano de 23 ans, Hélène Carpentier, que l'auditoire semble tourner l’oreille pour trouver la lumière vocale. Cette jeune artiste, Voix Nouvelle 2018, impressionne par sa sûreté musicale et technique, la longueur du souffle et la variété des phrasés apportant quelques touches baroquisantes, sur les attaques fermes et la souplesse de ligne d'une voix taillée et façonnée (ne manque qu’un sourire dans la voix et une forme de sérénité dans la présence scénique pour mener à l'agapé).
Le chœur accentus prouve quant à lui que même avec une minuscule à son nom, il reste une des phalanges majuscules du paysage musical français. L’engagement est technique, musical et humain pour tous ses chanteurs tout au long de cette soirée. Qualité de l’intonation et de la justesse, homogénéité des pupitres, précision et clarté dans les fugues ne seraient que gestes techniques s’ils n’étaient portés par cet investissement physique et spirituel du texte que les chanteurs du chœur donnent à tous les instants et ce, au service d’une expressivité musicale exempte d’expressionnisme inutile. Le travail de préparation du chef associé Christophe Grapperon permet aux membres du chœur accentus de réagir à la moindre sollicitation de Laurence Equilbey et leur donne une forme d’autonomie permettant à la cheffe d’orchestre de tracer son chemin interprétatif et spirituel sans heurts jusqu’au long silence final.
Le public, ravi, se manifeste avec un enthousiasme et une joie à la hauteur de ce qu’il a reçu. Pour terminer ce concert, comme en miroir au vieil homme de 35 ans écrivant son Requiem, les artistes interprètent le Tremendum, extrait des Litanies au vénérable Sacrement de l’autel, œuvre de jeunesse d’un apprenti génie de 14 ans. Les portes de ce temple musical construit en forme de portrait mozartien se referment. Le public reprend son chemin bien avant minuit et s’éparpille dans les rues de Rouen toujours en travaux mais éclairées d’une lumière nouvelle.