Domingo porte une Traviata placide à maturité
En disant adieu à La Traviata épurée et moderne de Willy Decker, montée in loco en 2010 (mais
conçue pour Salzbourg en 2005), le Met fait en même temps bon accueil à une nouvelle interprétation
visuellement riche du metteur en scène Michael Mayer, qui met au centre le personnage de
Violetta et un lit dans une salle luxueusement
meublée et décorée avec des filigranes d’or. À eux seuls, cet espace
scénique (dessiné par Christine Jones) et les costumes d’époque
(le XIXème) de Susan Hilferty constituent un régal pour les
yeux et, à l’aide des lumières de Kevin Adams, racontent l’histoire à travers le déroulement de l’année : l’amour
entre Violetta et Alfredo naît au printemps, fleurit en été
(l’acte II à la campagne), pour ensuite être écourté par
l’apparition de Germont père, qui ramène l’automne et le
flétrissement de toute chose vivante. Passant par la décadente fête
de Flora, le cercle se referme en hiver, Violetta étant de nouveau
posée sur le lit, comme au premier lever de rideau. Si la lecture n'est pas radicale –l’idée des saisons
changeantes avait déjà été employée en 2001 dans la version
munichoise de Günter Krämer– la grande vertu de cette mise en
scène réside dans sa clarté, son accessibilité et son ouverture
aux artistes, qui pourront prochainement profiter de la liberté de
la compléter avec leurs propres interprétations.
Avec la transition de l’hiver au printemps, la première distribution dirigée par Nézet-Séguin avec Diana Damrau, Juan Diego Flórez et Quinn Kelsey (notre compte-rendu en Met Live) cède la place à celles dirigées par Nicola Luisotti. Les rôles secondaires sont tous assumés : Jane Bunnell incarne une Annina âgée et essoufflée, se hâtant aimablement (presque à l’excès) de secourir sa maîtresse, tandis que Kirstin Chávez souligne en Flora la fêtarde insouciante avec son chant plein. La modestie de Paul Corona en Docteur Grenvil (belle voix arrondie) est motivée par sa réticence à révéler la gravité des faits à Violetta et dans les ensembles, le Baron Douphol de Dwayne Croft ressort vocalement par son baryton dense et équilibré.
La soprano roumaine Anita Hartig présente une Violetta qui se trouve dans son élément surtout à partir du deuxième acte. Les coloratures et la haute tessiture de son aria Sempre libera (acte I), une admirable "scène de folie" en miniature, résultent d’un important travail, mais l'artiste met en valeur une autre facette que les longues lignes mélodieuses et les aigus brillants : comme Violetta, son phrasé « vit dans le moment » et accentue l’intensité qui demeure dans chaque petite phrase, une conception du rôle qu’elle renforce par une pulsion dramatique et par la crédible expression douloureuse et délabrée, qui justifie la mise en péril de l’intonation. Les grands gestes de diva qui compromettent le réalisme émouvant de son jeu vocal demeurent cependant une énigme.
Anita Hartig - La Traviata par Michael Mayer (© Ken Howard / Met Opera)
L’absence de langueur et de vanité marque également l’expression vocale de son amant Alfredo, incarné par Stephen Costello. Son attaque est plutôt directe et il parvient plus que d’habitude à unir ses différents registres vocaux –seul le contre-ut facultatif de son aria O mio rimorso! se détache de la couleur générale de son beau ténor. Malgré un bon sens pour le drame, son portrait reste assez conventionnel, laissant encore de la place pour une interprétation plus nuancée.
Certes, peu de choses auraient pu l’aider à voler la vedette à Plácido Domingo, dont la première apparition est longuement applaudie par les 3.800 spectateurs du Met, qui rendra hommage à l’ex-ténor espagnol le lendemain avec une soirée de gala dédiée au 50ème anniversaire de ses débuts dans la maison. La Traviata a accompagné Domingo tout au long de sa carrière, elle a marqué ses débuts dans un rôle principal (en 1961) et en tant que chef d’orchestre (en 1973), ainsi que dans un opéra tourné pour le cinéma (par Franco Zeffirelli en 1982). Il investit alors toute cette expérience dans le rôle de Germont père, qu’il a finalement abordé au Met en mars 2013. Si les Germont habituels zigzaguent entre la persuasion et la violente autorité patriarcale, Domingo incarne un père irrésistiblement émotionnel qui gagne l’empathie de tous –y compris Violetta, dont la forte réaction doit même être retenue par Germont. La légèreté de son timbre, qui rappelle toujours celui d’un ténor, se montre utile au deuxième acte, où il parvient à éviter le tour de force pour baryton que l’on entend souvent. Domingo y révèle plutôt le génie verdien pour la dramaturgie et l’écriture vocale, notamment dans l’aria Di Provenza il mar, il suol : les fioritures sautantes de sa mélodie s’expliquent ici comme les sanglots sincères d’un père souffrant, et même la cadence qui conclut l’aria se voit accorder une importance dramatique. Domingo, acteur, sait utiliser au mieux ses moyens vocaux au service d’un phrasé ininterrompu et d’une présence scénique qui rend l’impact théâtral de la mise en scène meilleur.
Nicola Luisotti se met également au service du drame. Si les chœurs de la maison
(préparés par Donald Palumbo) sont souvent retenus et laissés en
dehors de l’action, le chef toscan met d’autant plus en valeur
l’interaction raffinée entre les musiques venant de la fosse et
des coulisses, souvent en forme d’un accompagnement précaire, une
danse sur des piliers périlleux, qui donne libre cours à la
conversation ou à de gracieuses mélodies au-dessus de l’abîme.
Minimisant la sensation enjouée de quelques passages clés (grâce à
ses tempi
plutôt lents), Luisotti modifie sa direction selon le drame et ses
personnages : Violetta profite d’un accompagnement particulier
avec des phrases ralenties à la fin, et d’autres effets inédits
dans la partition, comme les pas d’Annina en arrivant, des sabots
de cheval, ou le rythme légèrement inégal de la valse, contribuant
grandement à la réussite théâtrale de ce chef-d’œuvre verdien.