La Flûte Enchantée à Lille, ou le miroir des formes
Intitulé La Flûte enchantée ou Le Chant de la Mère, le spectacle annonce que le texte mozartien est pour Castellucci un "pré-texte", le « matériau d’une histoire inédite ». Cette histoire déploie des significations nouvelles. Pour ce faire, les passages parlés du livret de Schikaneder sont évincés (remplacés dans la seconde partie par un texte sibyllin de Claudia Castellucci, sœur du metteur en scène), le Singspiel (équivalent allemand de l'opéra-comique français, parlé et chanté) se fait alors ornement d’une histoire fantasmée où opère « une bataille entre le principe féminin et le patriarcat » dans une dualité idéologique et esthétique (le jour, la lumière, le blanc immaculé, contre l’ombre et la nuit).
Dans une trame narrative dynamitée, demeurent des tableaux, de vastes fresques où le parti-pris féministe de Castellucci (Acte I) s’articule à celui de la souffrance des corps (Acte II) en deux actes de durée et de caractère inégaux. En une heure, le premier acte installe l’histoire dans un univers immaculé, rococo, symétrique (les protagonistes sont doublés, sauf la Reine de la Nuit, mère nourricière symbolisant l’origine, l’unité) et millimétré, derrière un rideau de tulle blanc (quatrième mur assumé qui distingue le monde réel du monde onirique). Cette blancheur du premier acte cède à l’obscurité austère d’une salle d’attente, les costumes et le faste aristocratiques font place à des figures en saharienne vêtues de perruques d’un blond platine. Accompagnées d’une note planante, trois femmes rendent sensible un tarissement de la vie rythmé par les grincements du tire-lait, ainsi que les témoignages (en anglais) de femmes atteintes de cécité et d’hommes marqués par le feu. Le tout remet en cause chaque moment d’allégresse jusqu’aux dernières mesures de la partition.
Une distribution vocale homogène vient habiter la scène. Le ténor Tuomas Katajala en Tamino montre une force courageuse dans la voix, qui se trouve incarnée par un timbre brillant aux aigus d’airain. La ligne s’élance assurée mais aussi délicate, dans l’articulation comme l’expression, offrant une riche palette d’intentions qui donne du caractère à son personnage. À ses côtés, Ilse Eerens est une Pamina au timbre soyeux, à la voix d’une belle rondeur maintenue sur toute la tessiture, des fortissimi aux piani évanescents. Le legato est traité avec soin et les sentiments les plus variés trouvent une juste intonation. Mère de la vie, la Reine de la Nuit, incarnée par Aleksandra Olczyk, apparaît au milieu de la scène, entourée de deux êtres sortant de leur cocon. La soprano honore son rôle de colorature avec une voix à la projection aisée et bien timbrée, aussi bien dans les aigus que dans les médiums. Rattrapée par l’orchestre dans quelques vocalises rapides mettant à l’épreuve la virtuosité de l’interprète, elle n’en sort pas moins triomphante des lignes rapides, des écarts notables comme des notes les plus aigües. Face à eux, Tijl Faveyts incarne Sarastro d’une voix puissante et assez monolithique dont l’autorité se trouve toutefois décrédibilisée par des graves étouffés.
Le Papageno de Klemens Sander est particulièrement attachant. Le baryton se montre en effet très impliqué dans son rôle, qu’il assure avec une attention aussi bien vocale que théâtrale (à l’exemple d’un passage parlé amené sans transition avant ses retrouvailles avec Papagena). Bien poitrinée, la voix projette avec amplitude, ce qui le rend bien audible en toute circonstance. Son homologue féminin (Tatiana Probst) assure son rôle pétillant d’une voix délicate, joviale et volubile (parfois même un peu fluette) et légèrement couverte. La voix du Monostatos de Mark Omvlee est au contraire assez colossale. Ample, riche en harmoniques et habillée d’un timbre cuivré, elle tire des graves vrombissant du fond de la gorge, des médiums percutants, et se fait puissante d’autorité. Enfin, les trois Dames (Sheva Tehoval, Ambroisine Bré, Caroline Meng) offrent des trios scintillants, bien sentis en groupe.
La direction d’Eivind Gullberg Jensen est analytique et scrupuleuse, avec un travail du son mené dans le détail. L’effectif de l’Orchestre national de Lille sous sa direction est d’une grande générosité, sensible en nuances, précis dans l’attaque et nerveux lorsque nécessaire. Difficile toutefois d’entendre toute la finesse du Chœur de l’Opéra de Lille, cantonné au fond de la fosse.
Un spectacle déroutant et fascinant à plus d’un titre, mais destiné à un public averti et conscient de l’usage qui est fait de la partition mozartienne. Il sera retransmis sur cette page le samedi 11 mai à 18h ainsi que sur 22 Grands Écrans à travers les Hauts-de-France :
#LaFluteLive samedi 11 mai à 18h, retransmission gratuite de La Flûte enchantée en direct de l'Opéra de Lille dans 22 lieux des Hauts-de-France pic.twitter.com/UcT6MVplw2
— Opéra de Lille (@operalille) 29 avril 2019