Show (ré-)créatif avec Falstaff au Teatro Avenida de Buenos Aires
Les représentations d’opéra proposées par les compagnies privées sont nombreuses dans la capitale argentine, souvent de grande qualité et inventives. C’est le cas de la mise en scène d’Adriana Segal qui frappe par son efficacité dramaturgique, l’originalité des costumes recyclés des solistes, conçus par Sidney Page (patchworks chatoyants confectionnés de 3.500 cravates récupérées et assemblées les unes aux autres), sobriété des décors (inverse de celle du personnage Falstaff) réduits à leur plus simple fonction, le tout complété par la complexité de dispositifs vidéos imaginés par Manu Tangir Farrès. Les toiles de fond (variant pour chaque scène) ne sont pas des photos mais bien des images numériques mobiles. Une incrustation présente par exemple une vision fantasmatique et caricaturale de l’ivrogne en train de batifoler (II,1). La projection du décor virtuel du parc de Windsor (acte III) connaît malheureusement de sévères problèmes techniques. Des courts-circuits interrompent ponctuellement la magie de cette belle scénographie virtuelle (mais heureusement pas le spectacle) et font crépiter le talkie-walkie de la régie (audible dans la salle). La technique est également malmenée avec la projection des sous-titres en espagnol, tantôt à l’arrêt, tantôt mal cadrés. Cela étant, ces soucis s’apaisent rapidement, sans conséquence sur la continuité et la compréhension de l’œuvre. Falstaff peut alors reconnaître son propre portrait entrelacé dans le tronc du chêne de Herne projeté virtuellement sur un rideau central, à mi-profondeur de la scène.
Cette vie scénique en filigrane n’est qu’un appui visuel au plateau vocal. Falstaff n’est pas qu’énorme physiquement. La jubilation du baryton verdien Luis Gaeta (65 ans), maître de chant à l’Institut Supérieur d’Art du Teatro Colón, est visible et contagieuse. Si la voix est d’entrée un peu couverte par l’orchestre, elle s’échauffe bien vite une fois la soif de Falstaff étanchée. Son show, embrassant les différents types de comique, peut alors commencer. Le timbre est élégant et soigné, les basses sont claires, cotonneuses, profondes et aussi grasses que la prothèse qui lui sert de bedaine mais aussi, parfois, caverneuses. Le registre médium demeure allègre et accrocheur, les aigus féconds et tenus sans difficulté. La prestation dramatique est juste, sans excès.
Fernando Tasende (Bardolfo) et Luis de Gyldenfeldt (Pistola) sont à l’aise dans leur rôle vocal et dramatique, assumant la porté comique de leur soumission/rébellion à leur maître. Le Docteur Caïus du ténor Sergio Spina impressionne par sa présence scénique et son agilité vocale. La voix est très sûre et l’articulation irréprochable. Le baryton Sebastián Sorarrain incarne un Ford crédible : le ton est dramatiquement juste, le timbre élégant et la technique assurée. Le Fenton d’Iván Maier attire enfin l’attention du public tant la clarté et la pureté de la voix de ce ténor et sa grâce physique font de lui le jeune premier : la beauté de ses vocalises, amples et très homogènes sur toute la tessiture, avec des aigus jamais heurtés, tout comme la précision de son jeu, des déplacements, du regard, sont remarquées.
Agustín Aduriz-Bravo offre une interprétation drolatique du tavernier. La féminisation burlesque de son personnage, l’élégance nonchalante de ses gestes, l’habilité de son balais/ballet fournit une transition pour inviter les chanteuses, à commencer par la Nannetta de la soprano Fabiola Masino. Sa colorature, souple et agile, est délicatement ornée. Le souffle est long : il s’envole avec aisance et puissance vers les cimes de l’apesanteur. Les deux timbres s’épousent dans les duos avec Fenton.
Convaincantes, les trois commères de Windsor le sont également, très investies dans leur rôle respectif. Alice incarnée, Sabrina Cirera brille par sa capacité d’entraînement et son impertinence cavalière (sa marche militaire épée en main fait rire). La voix est forte, ronde et chaude, la musicalité rieuse. La complémentarité des tessitures avec Miss Quickly (Alicia Inés Alduncín) et Meg Page (Laura Dominguez) trouve sa correspondance dans leurs costumes respectifs et dans la complicité dramatique que ces drôles de dames, parfaitement audibles dans leur prononciation, s’appliquent à mettre en œuvre.
Les solistes interagissent avec un chœur qui présente une couleur vocale uniforme, en exposant ses élans (le final des actes II et III, notamment). Dans la fosse, l’orchestre et son chef, Ramiro Soto Monllor, se montrent très attachés à mettre en valeur les chanteurs évoluant sur scène, prennent une part active dans l’action dramatique.
Le public, trop peu nombreux pour cette soirée de première, ne s’y trompe pas et applaudit chaleureusement l’ensemble des participants de cette représentation stylisée, fruit d’une belle dynamique collective. Clin d’œil possible au fait que les femmes étaient absentes des planches du Globe Theatre pour les représentations des Joyeuses commères de Windsor au temps de Shakespeare, les questions de genre et des relations hommes/femmes, omniprésentes dans ce Falstaff par le jeu des mises en abyme, des imitations et des travestissements, devraient pourtant pouvoir attirer le public argentin habitué des débats autour de ces sujets de société.