Acqua alta wagnérienne à l’Opéra de Rennes pour Le Vaisseau fantôme
Les sœurs Beverly et Rebecca Blankenship poursuivent leur collaboration fructueuse et s'emparent pour leur première production en France du mythe romantique de l’amour rédempteur et de la fidélité éternelle, avec Le Vaisseau fantôme (en allemand Der fliegende Holländer) de Richard Wagner. La scénographie spectaculaire imaginée par Peer Palmowski imprègne et immerge le spectateur dans l’histoire et la musique. L’eau est réelle et devient « un élément puissant sur la scène, si bien que nous n’avons pas besoin de plus de choses pour raconter l’histoire » précisent les metteuses en scène. Le spectateur est installé dans la cabine du Hollandais et observe ce qui se passe en mer ou à quai. Un grand cadre blanc délimite l’espace aquatique où sont dessinés sur les quatre côtés les bâtons décomptant des jours d’errance avant de toucher terre. Le plateau multiplie les objets maritimes (cordages, voiles, cabestan) et les références au monde des marins. L’évocation des deux vaisseaux se distingue par un changement de lumières (conçues par Hans-Joachim Koester), blanche pour le vaisseau des norvégiens, rouge pour le vaisseau du hollandais. L’étroitesse de la scène ne permettant pas d’avoir deux équipages, ce sont les mêmes chanteurs du chœur qui jouent les deux avec des changements d’attitude, mouvants pour les vivants, figés pour les fantômes, une ambiance brumeuse Sturm und Drang (Tempête et passion : le mouvement bien nommé, à la naissance du romantisme) s’ajoute lors de l’apparition du Vaisseau fantôme. Aux outils scéniques conventionnels (lumières et effets vaporeux) se mêlent des effets plus cinématographiques, nuit des morts vivants avec des femmes zombies flottant à la surface de l’eau, évocation des épouses infidèles, ou encore Les Misérables dans les costumes et la représentation de la vie de communauté des marins. Si la mise en scène garde le cap, elle aurait pu tirer un bord supplémentaire pour développer davantage les idées de salut et rédemption si chères à Wagner.
Les protagonistes de la partie musicale sont à l’aise comme des poissons dans l’eau. À commencer par les chœurs d’Angers-Nantes Opéra (préparés par Xavier Ribes) et le Chœur de chambre Mélisme(s) (préparé par Gildas Pungier) qui accomplissent la prouesse physique de se mouvoir dans l’eau pendant plus de 2 heures (mais manquent cependant d’homogénéité chez les voix des hommes avec des ténors trop dominants et des aigus un peu criards chez les femmes). La basse Patrick Simper incarne avec conviction Daland, le capitaine du bateau norvégien et père de Senta. C’est un profiteur qui passe avec aisance du zèle au mépris. Marchand, bon vivant, il est ébloui par les richesses du Hollandais, la cupidité le guide et la voix devient même triviale à dessein lorsqu’il vend sa fille au hollandais comme une vulgaire marchandise. Sa ligne de chant colorée aux graves profonds, bien vibrée, projetée et compréhensible est en harmonie avec celle du Hollandais. La soprano Martina Welschenbach interprète Senta et se révèle sentimentale, obsédée par la légende du hollandais, exaltée, sa sensibilité exacerbée la menant presque vers la transe (ballade de l’acte II), voire l’hystérie dans le dernier acte. Elle peut être aussi naïve et candide lorsqu’elle obéit à son père, naviguant toujours entre fantasme et réalité par sa voix vibrée au timbre perçant, aux aigus percutants. Présente et d'une grande aisance, ses graves manquent certes d’un peu de soutien. Doris Lamprecht incarne le rôle de Marie, comparse de Senta. Sa voix de mezzo est un peu forcée notamment dans les aigus et perd par moment la justesse. Le ténor Samuel Sakker campe le rôle d’Erik, l’amoureux éconduit, un peu en dessous de ses partenaires au niveau de la puissance. Sa voix agile et bien maîtrisée techniquement présente un timbre légèrement voilé et un peu laryngé avec un excès de vibrato. Il prend cependant plus d’aisance dans son dernier air et devient convainquant, également dans son jeu d’acteur, lorsqu’il veut sauver Senta.
Almas Svilpa incarne les contradictions et l’attractivité du hollandais, par moments blême et fantomatique et à d’autres envoûtant de lyrisme. Fantôme venu de nulle part, étranger étrange, il fascine. Sa voix de baryton frôle constamment le registre de la basse avec des graves profonds. Il est à l’aise sur toute la tessiture, son vibrato, son legato, sa voix projetée, son articulation rendent la compréhension impeccable, son timbre aux couleurs variées apportant la dramatisation voulue dès son récit du premier acte. Enfin Yu Shao campe le rôle du Steuermann (le pilote du bateau norvégien, aux ordres de Daland), convaincant avec ses aigus clairs et un timbre velouté, une voix légèrement vibrée et projetée.
Rudolf Piehlmayer apporte avec l’Orchestre Symphonique de Bretagne une diversité complémentaire à la mise en scène. Dès l’ouverture il souffle un vent fantomatique. Le chef d’orchestre allemand à la gestique ondulante ou bondissante mais toujours très précise, interprète la partition comme un grand poème symphonique avec une multitude de zones d’ombre et de suspens. Il laisse l’orchestre véritablement exploser lors des scènes de tempête (avec l’ajout d’un second chœur d’hommes en coulisse pour amplifier, provoquer une sorte d’écho) mais la texture sonore reste malgré tout transparente et par là même subtilement inquiétante dans de nombreux passages.
Immergé du début à la fin dans ce drame voulu sans entracte, submergé par l’émotion, le public salue avec de chaleureux applaudissements l’ensemble de la prestation et de la production. Dans les applaudissements finaux, le chef d'orchestre et l'équipe de production scénique doivent se frayer un chemin à travers l'eau, chaussés de bottes de marin !